ARTICLE
4 July 2025

Fair use : l'IA peut-elle lire des œuvres protégées ?

HA
Haas Avocats

Contributor

HAAS Avocats, a French law firm, defends and protects national and international clients in the fields of French intellectual property, new information and communication technologies, data protection, e-commerce, e-marketing and business law.
Et si, dans le silence impénétrable d'un centre de données, quelque part entre deux lignes de code, une intelligence artificielle s'initiait à la prose de Marcel Proust...
France Technology

Et si, dans le silence impénétrable d'un centre de données, quelque part entre deux lignes de code, une  intelligence artificielle s'initiait à la prose de Marcel Proust ? Non pas pour le plaisir d'une rêverie littéraire, mais pour en extraire la structure, les récurrences syntaxiques, le rythme – autrement dit, pour « apprendre ».

La scène peut prêter à sourire. Elle interroge  pourtant les fondements mêmes de notre droit d'auteur, bousculé par l'irruption de modèles génératifs qui, pour se former, doivent absorber des millions d'œuvres, souvent protégées. Que signifie, juridiquement, le fait qu'un algorithme « lise » Proust, Zola ou Woolf ? S'agit-il d'un usage loyal, d'une inspiration mécanique ou d'un pillage algorithmique ?

En posant la question, « les algorithmes ont-ils le droit de lire Proust ? », nous n'entendons pas céder à l'anthropomorphisme naïf, mais au contraire éclairer, sous une forme volontairement provocatrice, un débat technique, juridique et philosophique. Car derrière l'apparente absurdité de cette interrogation se cache une réalité brûlante : les modèles d'intelligence artificielle n'apprennent qu'en lisant – et ils lisent tout.

Faut-il leur en donner le droit ? À quelles conditions ? Et surtout, jusqu'où peut-on parler d'« usage équitable » lorsqu'une machine assimile le génie humain pour engendrer un langage inédit ?

Peut-on entraîner une IA sur des œuvres protégées ?

Un frisson nouveau parcourt l'échine du droit d'auteur. Et ce n'est pas une figure de style : c'est le symptôme discret mais tangible d'une mutation profonde, là où le droit hésite encore entre vigilance protectrice et fascination pour la machine.

Dans le tumulte des innovations algorithmiques, où les modèles de langage ne cessent de gagner en puissance et en opacité, une décision du juge William Alsup 1– magistrat respecté du District Nord de Californie – cristallise une tension latente, trop longtemps ignorée : celle entre la singularité de la création humaine et la logique cumulative de l'intelligence artificielle.

Ce jugement, rendu dans l'affaire opposant plusieurs écrivains américains à la société Anthropic, créatrice du chatbot Claude, résonne comme un coup de tonnerre dans le ciel feutré du copyright. Pour la première fois, un tribunal fédéral américain entrouvre la porte au fair use dans le cadre de l'entraînement des grands modèles de langage (LLM), à condition – nuance essentielle – que les œuvres absorbées par l'algorithme aient été acquises légalement.

La formule est prudente, presque chirurgicale. Mais elle n'en est pas moins révolutionnaire. Car ce que le juge reconnaît ici, c'est que l'IA, lorsqu'elle lit pour comprendre – et non pour copier –, pourrait bien se voir accorder, sinon une liberté, du moins une tolérance juridique, celle-là même que l'on réservait jusqu'alors à l'étudiant, au chercheur, à l'artiste.

Soulignons que l'usage équitable, codifié par l'article 17 USC § 107, autorise une utilisation limitée et non autorisée  d'œuvres protégées par le droit d'auteur  sans l'autorisation du titulaire des droits, sous certaines conditions.

Les tribunaux américains prennent en compte généralement quatre facteurs :

  1. le but et la nature de l'utilisation (notamment s'il s'agit d'une utilisation à des fins commerciales ou transformatrices),
  2. la nature de l'œuvre protégée par le droit d'auteur,
  3. la quantité et l'importance de la partie utilisée,
  4. l'effet de l'utilisation sur la valeur, le marché ou le marché potentiel de l'œuvre originale.

Notons que le facteur 4 est le plus important, les tribunaux considérant le facteur 1 comme le deuxième facteur le plus important.

L'IA lit, digère et réinvente : le fair use à l'ère des LLM

Mais que lit exactement l'intelligence artificielle ? Et, surtout, que fait-elle de ses lectures ? À cette double interrogation, le juge Alsup répond avec une audace mesurée mais décisive. Dans une motivation aussi subtile que percutante, il qualifie les LLM – ces monstres froids de calcul et de mémoire – de « l'une des technologies les plus transformatrices de notre temps ».

« Claude ne copie pas. Il assimile, digère, puis réinvente. »

Dans un raisonnement à la fois audacieux et nuancé, le juge Alsup qualifie les modèles de langage d'IA de technologies parmi « les plus transformatrices de notre temps ». Il oppose la reproduction servile à l'inspiration créative, établissant un parallèle saisissant entre l'intelligence artificielle et le lecteur-écrivain, cet artisan de l'intertextualité. Selon cette logique, Claude, le chatbot développé par Anthropic, ne reproduirait pas : il assimilerait, digérerait, puis réinventerait.

— Maître Gérard Haas, avocat en propriété intellectuelle et données personnelles, fondateur de HAAS Avocats

Cette approche anthropomorphique du processus algorithmique fonde la qualification de fair use, mais le juge n'en ignore pas pour autant les limites : la détention d'œuvres piratées reste une pierre d'achoppement juridique. L'équilibre fragile entre progrès technologique et préservation des droits demeure.

IA et droit d'auteur : des décisions de justice encore contrastées

Mais un jugement, aussi pionnier soit-il, ne fait pas à lui seul système. Et l'équilibre fragile consacré par le juge Alsup pourrait bien vaciller face à d'autres interprétations. Car sur les rivages encore mouvants de la régulation des IA génératives, la jurisprudence nord-américaine commence à dessiner non pas un fleuve tranquille, mais un delta d'incertitudes.

En témoigne la décision du juge Vince Chhabria dans le  litige impliquant Meta2. Là encore, aucune condamnation ferme, mais une mise en lumière crue : l'incapacité des demandeurs à démontrer de manière probante une atteinte effective au droit d'auteur. Le juge ne nie pas le risque, il souligne le vide probatoire.

Ce qui émerge alors, ce n'est pas encore un consensus, mais une tendance. Une permissivité relative se dessine — non pas en droit pur, mais dans l'appréciation concrète des faits. Si la machine ne reproduit pas, si elle transforme, si elle ne remplace pas les œuvres mais les traverse — alors peut-être peut-elle lire, apprendre, et même créer. Mais à la condition expresse qu'elle le fasse avec des textes obtenus légalement, dans le respect du corpus normatif existant.

Or cette nuance est capitale : elle oppose deux mondes. Celui, vertueux, de l'acquisition licite, et celui, chaotique, de la captation massive de contenus numérisés sans autorisation, parfois issus de bibliothèques numériques piratées. C'est précisément cette tension qui demeure ouverte dans l'affaire Anthropic, où l'usage d'ebooks téléchargés illicitement continue de faire l'objet de poursuites.

Les auteurs face à l'IA : entre indignation et lucidité

La scène pourrait prêter à la satire si elle n'était si sérieuse : d'un côté, des juristes de la Silicon Valley vantant la « transformation spectaculaire » opérée par leurs modèles ; de l'autre, des auteurs dénonçant un pillage algorithmique à grande échelle. La société Anthropic, pointée du doigt, se défend avec vigueur, insistant sur la puissance transformatrice de son IA et sur la légalité des corpus acquis — du moins en partie.

Mais cette ligne de défense ne suffit pas à apaiser les inquiétudes. L'Authors Guild, puissante association américaine de défense des écrivains, monte au créneau. Elle accuse  non seulement l'utilisation sans autorisation d'œuvres protégées, mais plus encore l'absence de consentement — ce silence contraint qui pèse, aujourd'hui encore, sur la majorité des créateurs.

Car la colère des auteurs n'est pas seulement juridique : elle est existentielle. Comment admettre que des milliers de textes, fruits d'un labeur singulier, puissent être désassemblés, recombinés, puis régurgités par une machine — sans que leurs auteurs n'aient voix au chapitre, ni part au bénéfice ?

À cette frustration s'ajoute une crainte plus vaste : celle d'un effacement progressif des voix humaines dans les sphères de la production culturelle. Car si l'algorithme peut écrire, composer, scénariser, que restera-t-il à l'auteur, sinon l'ombre de son propre style ?

Premiers jalons juridiques en Europe et aux États-Unis pour l'IA générative

Conscients du bouleversement en cours, les législateurs s'efforcent — non sans peine — de suivre le rythme. L'Union européenne, en pionnière lucide,  a introduit dans l'AI Act un encadrement du text-and-data mining, autorisé par principe mais assorti d'un droit d'opposition pour les ayants droit. Un équilibre subtil entre liberté d'innovation et souveraineté créative.

Aux États-Unis, le projet de GenAI Copyright Disclosure Act envisage une obligation de transparence : les entreprises devront révéler les œuvres utilisées pour entraîner leurs modèles. Une mesure salutaire pour briser l'opacité algorithmique, mais qui se heurte déjà à une résistance farouche des industriels.

Parallèlement, des législations sectorielles voient le jour. Le ELVIS Act, promulgué au Tennessee, vise à protéger la voix des artistes contre la reproduction non autorisée — un premier pas vers une reconnaissance du droit à l'intégrité vocale à l'ère du clonage numérique.

Autant de signaux faibles d'un droit en recomposition, qui tente de se réinventer sans renier ses fondements. Ce n'est pas une rupture, c'est une mue.

Créer sans trahir : le défi du droit face à l'intelligence artificielle

Ainsi se dessine le paysage complexe d'un droit d'auteur confronté à son double numérique. Il serait vain d'opposer de manière stérile l'homme à la machine, l'original à la copie, le texte à l'algorithme. Car ce que révèle cette transition, c'est moins un conflit qu'une nécessité : celle de réconcilier l'innovation technologique avec le respect des créateurs.

L'intelligence artificielle, bien encadrée, peut devenir un formidable outil d'amplification culturelle. Mais elle ne doit jamais faire écran à la voix humaine — cette voix singulière, fragile et irremplaçable, qui donne à toute œuvre sa profondeur.

Le défi du juriste aujourd'hui n'est donc pas de ralentir le progrès, mais de l'accompagner, de le domestiquer, pour qu'il reste au service de l'humain. Car dans cette nouvelle bibliothèque d'Alexandrie numérique, il ne s'agit pas seulement de savoir ce que la machine peut lire — mais de décider, collectivement, ce qu'elle a le droit de comprendre.

Footnotes

1.Bartz v. Anthropic PBC, No. 24-cv-05417-WHA (N.D. Cal. June 23, 2025)  https://storage.courtlistener.com/recap/gov.uscourts.cand.415175/gov.uscourts.cand.415175.598.0_1.pdf ; Voir aussi pour un commentaire de la décision  https://www.goodwinlaw.com/en/insights/publications/2025/06/alerts-practices-aiml-district-court-issues-ai-fair-use-decision

2. - Kadrey v. Meta - Meta MSJ Dra Case 3:23-cv-03417-VC TF San Francisco, 01/05/2025 ;  https://www.courthousenews.com/wp-content/uploads/2025/06/kadrey-et-al-vs-meta-defendant-motion-partial-summary-judgment.pdf , rappelons que

The content of this article is intended to provide a general guide to the subject matter. Specialist advice should be sought about your specific circumstances.

Mondaq uses cookies on this website. By using our website you agree to our use of cookies as set out in our Privacy Policy.

Learn More