Les droits des personnes trans* subissent des reculs préoccupants à travers le monde. Aux États-Unis, les interdictions visant les personnes trans* se multiplient : restrictions à l'accès aux soins d'affirmation de genre, exclusion des compétitions sportives féminines, interdiction de servir dans l'armée1… Au Royaume-Uni, la Cour suprême redéfinit la notion légale de « femme » sur la base du sexe biologique2 . Et le Canada n'y échappe pas : l'Alberta a adopté trois lois limitant l'accès aux soins pour les jeunes trans*, restreignant l'usage du prénom choisi à l'école et interdisant leur participation aux compétitions sportives féminines3 .
Dans ce contexte, la décision rendue en 2024 par le Tribunal des droits de la personne du Québec dans l'affaire du Bar Lucky 7 4 prend une importance particulière. Première décision du Tribunal fondée sur l'identité ou l'expression de genre depuis l'ajout de ce motif à la Charte des droits et libertés de la personne (Charte Québécoise) en 2016, elle fournit des enseignements concrets pour les milieux de travail, au Québec comme ailleurs au Canada.
Les faits :
Le 29 mars 2017, E.B., une femme trans*, postule un emploi de serveuse au Bar Lucky 7, à Montréal. Le gérant la contacte peu après et lui propose une formation le soir même. Celle-ci dure trois heures et se déroule sans accroc : l'employée chargée de former E.B. souligne la qualité de son travail. À la fin de la soirée, on lui indique qu'elle sera recontactée sous peu pour son horaire.
E.B. choisit de rester au bar pour remercier le gérant. À son arrivée, celui-ci l'invite à discuter en privé. Après avoir recueilli ses impressions sur la formation, il lui demande directement si elle est une personne trans* (ce qui, en soi, pose déjà problème dans un contexte d'embauche). E.B. répond que oui, précisant que ses documents légaux sont à jour et qu'elle est une femme. Le gérant lui annonce alors qu'il ne peut pas l'embaucher, évoquant une clientèle « vieux-jeu » et le fait qu'il ne souhaite pas avoir à la défendre chaque jour. Il ajoute qu'il avait deviné qu'elle était trans* en raison de sa voix.
Le lendemain, E.B., bouleversée, lui écrit sur Facebook et joint un extrait de la Charte québécoise pour lui rappeler que ce refus est discriminatoire. Elle ne recevra jamais de réponse. Elle ne sera pas embauchée, ni payée pour la formation ni pour les pourboires reçus. L'incident a un impact majeur sur sa santé mentale : elle sombre dans un état dépressif, exprime des idées suicidaires et développe une obsession pour sa voix, au point de subir deux chirurgies aux cordes vocales aux États-Unis.
Les conclusions du Tribunal :
Pour le Tribunal, la preuve ne fait aucun doute : le refus d'embauche d'E.B. reposait sur son identité de genre et constituait, à première vue, une discrimination contraire aux articles 4, 10 et 16 de la Charte québécoise.
Il examine ensuite les justifications évoquées par le gérant : la sécurité de la plaignante et les préférences de la clientèle. Aucune ne résiste à l'analyse.
S'agissant de la sécurité, le Tribunal rappelle qu'un risque hypothétique ne suffit pas. Pour justifier une mesure discriminatoire, le risque doit être grave, démontré et constituer une contrainte excessive. Or, rien de tel n'a été établi. Même en présence d'un risque réel, l'employeur demeure responsable, en vertu de la Loi sur la santé et sécurité au travail, de protéger son personnel contre la violence.
Quant aux préférences de la clientèle, le Tribunal est tout aussi clair : les préjugés ou résistances du public ne sauraient justifier une discrimination. Les considérations économiques ne priment pas sur les droits fondamentaux.
Le Tribunal conclut donc que les motifs avancés par le Bar et son gérant ne permettent pas de justifier l'atteinte aux droits d'E.B., victime de discrimination à l'embauche. Soulignant l'absence totale d'ouverture de la part du gérant, même après avoir été informé du caractère discriminatoire de son geste par une employée et par E.B., il conclut également au caractère intentionnel de l'atteinte.
En conséquence, le Tribunal accorde à E.B. 118,40 $ en dommages matériels (pour perte de revenu), 10 000 $ en dommages-intérêts moraux (liés à l'état dépressif, aux idées suicidaires et aux interventions médicales) et 2 000 $ en dommages punitifs, réaffirmant que de telles pratiques ne peuvent être tolérées au Québec.
Les leçons à tirer de cette décision :
La décision Bar Lucky 7 offre plusieurs rappels importants à l'intention des employeurs, en particulier lorsqu'il est question de l'embauche de personnes trans* :
- Les décisions d'embauche doivent reposer sur des critères objectifs liés aux compétences et aux qualifications, et non sur des stéréotypes ou des craintes infondées. Le fait qu'une personne soit trans* n'a aucune pertinence dans l'évaluation de sa capacité à occuper un poste.
- Les préférences de la clientèle ou la crainte de réactions négatives ne peuvent justifier une décision discriminatoire. La pression commerciale ne dispense pas les employeurs de leur devoir de respecter les droits fondamentaux.
- Un employeur ne peut invoquer un risque pour la sécurité comme prétexte à la discrimination. Même lorsqu'un tel risque est réel, il doit mettre en place des mesures pour protéger son personnel, et non écarter les personnes les plus vulnérables.
À l'heure où les droits des personnes trans* sont menacés, cette décision agit comme un rappel essentiel : les obligations des employeurs en matière de droits de la personne doivent être appliquées avec rigueur, quelles que soient les pressions sociales ou commerciales.
Footnotes
1 Voir notamment : S. Saheb Ettaba et W.G. Dunlop, « La Cour suprême autorise Trump à exclure les personnes trans de l'armée américaine » (6 mai 2025), en ligne (article Le Devoir) : https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/876382/cour-supreme-autorise-trump-exclure-personnes-trans-armee-americaine; Agence France-Presse, « Donald Trump signe un décret pour exclure les athlètes trans des équipes féminines » (5 février 2025), en ligne (article Radio-Canada) : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2138412/donald-trump-decret-athletes-transgenres-equipes-feminines; Le Monde avec AP, « Donald Trump s'en prend aux politiques en faveur des personnes transgenres » (21 janvier 2025), en ligne (article Le Monde) : https://www.lemonde.fr/international/article/2025/01/21/donald-trump-s-en-prend-aux-politiques-d-aides-pour-les-personnes-transgenres_6508406_3210.html.
2 Libération et Agence France Presse, « La Cour suprême britannique décrète que la définition juridique d'une “femme” relève du sexe biologique » (16 avril 2025), en ligne (article Libération) : https://www.liberation.fr/international/europe/la-cour-supreme-britannique-va-se-prononcer-sur-ce-quest-une-femme-20250416_L3C5D3CH2FHFHJPBYRR4F5SXOI/.
3 L. Taschereau, « Les grandes lignes des projets de loi qui toucheront les personnes trans en Alberta » (31 octobre 2024), en ligne (article Radio-Canada) : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2116645/trans-sport-chirurgie-mineur-pronom.
4 Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (E.B.) c. 9302-6573 Québec inc. (Bar Lucky 7), 2024 QCTDP 9 (CanLII) [Bar Lucky 7]
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