Une nouvelle chanson des Beatles vient d'émerger… ou presque. En réalité, il s'agit d'un morceau entièrement généré par une intelligence artificielle, reproduisant à s'y méprendre la voix du légendaire groupe.
Ce faux titre viral illustre le bouleversement en cours dans l'industrie musicale : l'IA s'invite désormais en studio comme sur les plateformes de streaming. Faut-il y voir une révolution créative offrant de nouveaux outils aux musiciens, ou au contraire une menace existentielle pour les artistes et leurs droits ? Et surtout, notre cadre juridique est-il prêt à suivre le rythme effréné de cette innovation ?
Une déferlante de musique générée par l'IA sur les plateformes
Les plateformes de streaming font face à un flot croissant de morceaux créés par des IA. Deezer estime par exemple que plus de 30 000 titres entièrement générés par intelligence artificielle sont ajoutés à son catalogue chaque jour soit environ 28 % des nouvelles chansons mises en ligne et s'accompagne d'une montée en puissance d'activités frauduleuses exploitant ces contenus1. Concrètement, des uploaders peu scrupuleux inondent les services de titres synthétiques pour capter des écoutes et des royalties, allant jusqu'à utiliser des bots pour gonfler artificiellement le nombre de streams.
La popularité de ces faux morceaux peut être déroutante. Un « groupe » nommé The Velvet Sundown, dont la musique était générée par IA, a ainsi accumulé plus de 400 000 auditeurs mensuels sur Spotify en à peine un mois avant d'être identifié comme artificiel. Des enquêtes accusent même Spotify d'ajouter discrètement à certaines playlists populaires des titres produits par de faux « artistes fantômes » virtuels, afin de limiter le versement de royalties aux musiciens humains.
Menace sur la rémunération des créateurs
Au-delà de la fraude, c'est toute l'économie de la musique qui se voit bousculée par l'irruption de l'IA. Une étude économique réalisée sous l'égide de la CISAC (Confédération internationale des sociétés d'auteurs) estime qu'à l'horizon 2028, jusqu'à 25 % des revenus des professionnels de la musique pourraient être captés par l'IA au détriment des créateurs humains, soit près de 4 milliards d'euros de manque à gagner2. Déjà confrontés à la faible monétisation du streaming, de nombreux artistes perçoivent l'IA comme une menace pour leur métier. D'après une enquête menée par la SACEM (Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique) et la GEMA (société allemande de gestion des droits d'auteur), 71 % des auteurs-compositeurs craignent que l'IA ne les prive d'une partie de leurs revenus futurs3. Sans surprise, la fronde s'organise : Nick Cave, Paul McCartney, Dua Lipa ou encore Elton John, plus de 200 stars ont exhorté les pouvoirs publics à renforcer la protection du droit d'auteur face à l'IA « prédatrice ».
Qui est l'auteur d'une chanson composée par une IA ?
La question de la paternité des œuvres générées par l'IA reste juridiquement épineuse. Le droit d'auteur classique repose sur la notion d'œuvre de l'esprit, qui suppose une démarche intellectuelle et l'empreinte de la personnalité de l'auteur. En France, la jurisprudence considère ainsi qu'une création doit émaner d'une personne physique pour être protégeable : en d'autres termes, seul un être humain peut être auteur d'une œuvre de l'esprit. Par principe, une composition produite de manière autonome par un logiciel ne remplit pas ces critères et se voit disqualifiée de la protection, tout comme seraient exclues des créations réalisées par un animal ou une entité non humaine. Une intelligence artificielle n'ayant par ailleurs aucune personnalité juridique, elle ne peut en aucun cas détenir de droits d'auteur sur le contenu qu'elle génère.
Concrètement, cela signifie qu'un morceau composé intégralement par une IA, sans intervention créative d'un artiste humain, ne bénéficie d'aucune protection par le droit d'auteur. Il tomberait dans le domaine public dès sa création, chacun étant libre de le reproduire ou de l'exploiter sans autorisation. Cette situation paradoxale, une « chanson » exploitable par tous dès sa sortie, préoccupe l'industrie comme les créateurs. Qui investirait dans la production d'un titre qu'il est impossible de protéger contre la copie ? À l'inverse, si un artiste utilise l'IA comme simple outil dans un processus créatif qu'il pilote, il peut revendiquer la qualité d'auteur de l'œuvre finale. La frontière sera néanmoins délicate à établir : combien d'intervention humaine faut-il pour qu'une œuvre générée par IA soit « humanisée » et donc protégeable ? Le débat est ouvert, et aucune loi ni jurisprudence n'a encore fixé de ligne claire sur ce sujet en France.
Entraîner l'IA avec de la musique protégée : innovation ou piratage ?
Les modèles d'IA musicaux n'apprennent pas à composer : ils se forment en ingérant des milliers d'heures de musiques existantes. Or, ces données d'entraînement sont bien souvent des œuvres protégées par le droit d'auteur, utilisées sans autorisation des ayants droit. D'après l'International Confederation of Music Publishers (ICMP), les géants de la tech auraient ainsi « aspiré la totalité de la musique mondiale » pour alimenter leurs IA, le tout en violation flagrante des droits d'auteur.
Une telle exploitation sans licence des catalogues pose un problème légal. En France comme dans l'UE, la règle est claire : « il ne peut y avoir d'utilisation de musique protégée par le droit d'auteur sans licence », rappelle l'ICMP. Certes, le droit européen a introduit en 2019 des exceptions pour le text and data mining (TDM) autorisant dans certains cas l'analyse de grandes masses de données, mais ces exceptions excluent les utilisations commerciales non consenties et permettent aux auteurs de s'opposer à l'utilisation de leurs œuvres dans les jeux de données. Aux États-Unis, les entreprises incriminées tentent de se retrancher derrière la doctrine du fair use, plus souple, mais son application aux IA reste incertaine. Plusieurs contentieux sont en cours: la RIAA a déposé plainte contre des startups d'IA musicale en 2024, tandis qu'en Europe les trois majors Universal, Warner et Sony négocient activement des accords de licence avec ces nouveaux acteurs de l'IA.
Face à cette zone grise, les ayants droit réclament une intervention du législateur pour clarifier et encadrer l'entraînement des IA. Les sociétés d'auteurs françaises et allemandes (SACEM et GEMA) militent pour que l'IA Act comporte de réelles obligations vis-à-vis des concepteurs d'IA, notamment l'information des créateurs et la possibilité pour ceux-ci de s'opposer à l'utilisation de leurs œuvres dans les bases d'entraînement. De même, l'ICMP avec une large coalition du secteur créatif, critique la mise en œuvre de l'AI Act par la Commission européenne. Selon eux, les règles actuelles de transparence sur les données d'entraînement sont trop faibles et profitent surtout aux géants de l'IA, au détriment des créateurs. Ils dénoncent une occasion manquée qui risque de fragiliser les millions de professionnels européens de la culture que l'AI Act devait justement protéger4.
Voix d'artistes clonées par l'IA : quels recours ?
Imiter la voix d'un chanteur grâce à l'IA pose un autre défi juridique. En droit français, la voix d'une personne est protégée au titre des attributs de sa personnalité : chacun peut s'opposer à l'utilisation ou à la reproduction de sa voix si celle-ci permet de l'identifier, à moins d'y avoir consenti préalablement. Cloner la voix d'un artiste sans son autorisation, même par synthèse numérique, constitue donc une atteinte à son droit à l'image (par analogie à la voix) et à sa vie privée, ouvrant la voie à des poursuites. Les héritiers d'une célébrité décédée, en revanche, ne peuvent pas invoquer ce droit, qui s'éteint au décès de la personne.
Vers un cadre équilibré entre innovation et création
L'intelligence artificielle dans la musique en streaming représente un tournant important. D'un côté, la créativité démultipliée et de l'autre, le risque d'une dilution de la valeur de la musique.
Le droit est mis au défi par cette révolution technologique. En parallèle, les acteurs du secteur expérimentent des solutions pragmatiques : Deezer, par exemple, a développé un système détectant et étiquetant les contenus générés par IA, qu'il exclut des recommandations algorithmiques et des playlists éditoriales afin de préserver l'équité dans le partage des revenus. Reste à savoir si cet équilibre pourra être atteint. L'IA va-t-elle bouleverser durablement la musique en reléguant l'humain au second plan, ou incitera-t-elle au contraire à valoriser plus encore la touche humaine comme gage d'authenticité ? Le législateur aura pour rôle d'éviter que la révolution en cours ne se transforme en loi de la jungle.
Footnotes
2. Étude PMP Strategy/CISAC sur l'impact économique de l'IA sur les industries musicale et
4. Rightsholders' joint statement on AI Act implementation
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