À l'occasion d'une visite inédite de la Cour suprême à Québec en septembre 2022, le plus haut tribunal du pays a entendu l'appel de Monsieur Janick Murray-Hall (l'« Appelant ») dans le cadre de sa contestation de la validité constitutionnelle de deux articles de la Loi encadrant le cannabis.

L'arrêt Murray-Hall c. Procureur général du Québec, 2023 CSC 10, constitue un exemple intéressant de l'application de la doctrine du double aspect, par laquelle la Cour suprême confirme que les législatures des provinces peuvent adopter des textes de loi qui ont, en apparence, toutes les caractéristiques de règles de droit criminel, lorsque ces lois sont adoptées dans les limites des chefs de compétences octroyés aux provinces. En outre, par cet arrêt, le plus haut tribunal du pays confirme aussi la nature essentiellement prohibitive des règles de droit criminel et qu'en principe, ces règles n'accordent pas de droits positifs aux justiciables.

Points à retenir

  • En vertu de la doctrine du double aspect, le Parlement et les législatures provinciales peuvent adopter des lois sur des matières qui, par leur nature même, comportent à la fois une facette provinciale et une facette fédérale, sans que la loi ne soit ultra vires de la législature provinciale.
  • En application de la doctrine de la prépondérance fédérale, un conflit d'application ou une entrave à la réalisation de l'objet d'une loi fédérale justifie de faire primer cette dernière sur une loi provinciale valide en cas d'incompatibilité.
  • Le pouvoir fédéral de légiférer en droit criminel ne peut être exercé que pour interdire des actes; il ne saurait ainsi créer de droits positifs pour les justiciables.

Contexte

En 2018, le gouvernement fédéral a adopté la Loi sur le cannabis (la « Loi fédérale »), décriminalisant l'usage récréatif du cannabis. La Loi fédérale interdit la possession ou la culture de plus de quatre plantes de cannabis dans une maison d'habitation. Simultanément, le gouvernement provincial a adopté la Loi encadrant le cannabis (la « Loi provinciale ») réglementant la possession, la culture, l'usage, la vente et la promotion du cannabis au Québec, créant du même coup la Société québécoise du cannabis, laquelle dispose d'un monopole de la vente de cannabis dans la province. La Loi provinciale interdit, pour sa part, toute possession ou culture de plantes de cannabis à des fins personnelles dans une maison d'habitation1, sous peine d'amendes.

M. Murray-Hall a contesté la validité des articles 5 et 10 de la Loi provinciale en son nom personnel et au nom de toutes les personnes du Québec qui sont susceptibles de recevoir des amendes pour possession d'une plante de cannabis dans leur maison d'habitation. L'Appelant prétendait, entre autres, que ces articles prohibitifs de la Loi provinciale empiétaient sur la compétence fédérale en matière de droit criminel2.

Alors que la Cour supérieure a d'abord donné raison à l'Appelant en déclarant invalides les deux dispositions attaquées, la Cour d'appel a ensuite infirmé, dans un jugement unanime, la décision de la juge de première instance.

Le 14 avril 2023, la Cour suprême du Canada, de façon unanime et sous la plume du juge en chef, a rejeté le pourvoi de l'Appelant et a maintenu la décision de la Cour d'appel du Québec. Ce faisant, le plus haut tribunal du pays a confirmé la validité et l'opérabilité constitutionnelles des articles 5 et 10 de la Loi provinciale, puisque ces dispositions constituent, selon la Cour suprême, un exercice valide par la législature du Québec des compétences que lui confèrent les par. 92(13) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867 et que ces dispositions n'entravent pas la réalisation de l'objet du texte de loi fédéral. Il demeure ainsi interdit, en vertu de la Loi encadrant le cannabis, de posséder ou de cultiver une ou des plantes de cannabis dans une maison d'habitation au Québec.

Analyse

Le plus haut tribunal du pays a retenu que les articles de la Loi provinciale qui proscrivent la possession ou la culture de plantes de cannabis dans un contexte particulier découlent de la compétence provinciale en matière de propriété et droit civil3 et de la compétence résiduelle des provinces sur les matières de nature purement locale ou privée4.

À cet égard, la Cour a conclu que, bien que les articles de la Loi provinciale pris isolément présentent en apparence toutes les caractéristiques des règles de droit criminel, on ne peut en inférer automatiquement qu'ils sont de compétence fédérale et qu'ils vont au-delà des pouvoirs qui ont été attribués aux provinces. En effet, lorsque des articles font partie d'un système de réglementation, il est nécessaire de les interpréter dans leur contexte, à savoir d'étudier la façon dont ils interagissent avec le reste du système5.

Lors de la qualification du caractère véritable de dispositions législatives, la Cour a rappelé qu'il est important de ne pas confondre les objets réels de la Loi (le « pourquoi ») avec les moyens choisis pour réaliser ces objets (le « comment »)6>. Selon la Cour, il serait erroné de prétendre que le gouvernement provincial a tenté de « recriminaliser » de façon déguisée ce que le gouvernement fédéral avait pour mission de décriminaliser7; ceci relèverait davantage d'un moyen choisi pour réaliser l'objet réel de ces dispositions. Toujours selon la Cour, il est manifeste que les articles en question ont pour caractère véritable « d'assurer l'efficacité du monopole étatique, dans un but de protection de la santé et de la sécurité de la population, particulièrement celles des jeunes, contre les méfaits du cannabis8 », et ce, malgré le fait que le législateur québécois ait opté pour une interdiction complète de ces plantes. Ainsi, le but premier des interdictions prévues aux deux articles de la Loi provinciale est d'encadrer et de superviser l'accès aux plantes de cannabis, plutôt que de punir le citoyen en délit.

En outre, la santé étant une matière qui n'a pas été spécifiquement attribuée dans la Loi constitutionnelle de 1867, un chevauchement de compétences en cette matière est très fréquent. La théorie du « double aspect », qui est utilisée lorsque les gouvernements fédéral et provinciaux adoptent des lois sur les matières qui, « par leur nature même », détiennent et une facette fédérale et une facette provinciale9, revêtait donc une certaine importance dans le présent dossier. La Cour a retenu que, dans le cadre des lois portant sur le cannabis, la facette fédérale se traduisait par un désir de légiférer en matière criminelle afin de réprimer un « mal » ou un effet nuisible ou indésirable pour le public. Les facettes provinciales, pour leur part, étaient plutôt celles de la santé ou du commerce, se transposant par une volonté de réglementer les conditions de production, de distribution et de vente de cette substance. La Cour a conclu que les deux articles de la Loi provinciale témoignent davantage de ce deuxième aspect et ne relèvent donc pas de la compétence fédérale en matière criminelle.

La Cour a également rejeté la prétention subsidiaire de l'Appelant, voulant que les articles 5 et 10 de la Loi provinciale soient inopérants puisqu'incompatibles avec l'objet de la Loi fédérale, laquelle, par son silence, permettrait prétendument de posséder ou cultiver quatre plantes de cannabis ou mois. La Cour a plutôt conclu que les articles en question de la Loi provinciale n'entravent pas la réalisation de l'objet de la Loi fédérale et a souligné qu'au contraire, les interdictions provinciales concordent directement avec plusieurs objectifs énumérés dans les premiers articles de la Loi fédérale, notamment la protection de la santé et la sécurité des jeunes10 et la prévention de l'incitation à l'usage du cannabis11. La Cour a ajouté que, par sa nature prohibitive, le droit criminel - compétence régissant la Loi fédérale - ne saurait créer un droit positif. Ainsi, « le pouvoir fédéral de légiférer en droit criminel ne peut être exercé que pour interdire des actes12 », si bien que la Loi fédérale ne peut, par son silence, permettre la possession ou culture de cannabis.

Conclusion

Cet arrêt de la Cour suprême du Canada confirme la latitude dont disposent les provinces afin de légiférer, à l'intérieur de leurs champs de compétence, sur des matières qui, par leur nature même, détiennent une double facette. L'issue de cette affaire réitère également les limites de la compétence fédérale en matière criminelle, laquelle est de nature prohibitive et ne peut être interprétée comme créant des droits positifs.

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Les auteurs tiennent à remercier Jovik Fleury, étudiant en droit, pour sa généreuse contribution à ce texte.

Footnotes

1. Articles 5 et 10, Loi provinciale.

2. Paragraphe 91(27), Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, c 3 [LC 1867].

3. Paragraphe 92(13), LC 1867.

4. Paragraphe 92(16), LC 1867.

5. Tel que le rappelle le juge Dickson dans Procureur général du Canada c. Transports Nationaux du Canada, Ltée, [1983] 2 R.C.S. 206.

6. Tel que le rappelle la juge en chef McLachlin dans Ward c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 17, [2002] 1 R.C.S. 569.

7. Tel qu'il a été vu dans l'affaire R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463.

8. Murray-Hall c. Procureur général du Québec, 2023 CSC 10, par. 28.

9. Tel que vu dans l'affaire Banque canadienne de l'Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3.

10. Alinéa 7a), Loi fédérale.

11. Alinéa 7b), Loi fédérale.

12. Tel que mentionné par la juge en chef McLachlin dans Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457.

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