Peut-on invoquer la liberté d'expression pour justifier des propos irrespectueux ou la divulgation d'informations confidentielles en milieu de travail?
Dans une décision rendue en juin 2025, la Cour d'appel du Québec répond à cette question dans le cadre d'un litige opposant une élue municipale à la Commission municipale du Québec (« CMQ »)1. Au-delà du contexte politique dans lequel elle s'inscrit, l'affaire Noreau c. Commission municipal du Québec 2 soulève des enjeux essentiels dans le traitement des plaintes en milieu de travail ou institutionnel, notamment en ce qui concerne les conflits de droits et la confidentialité. Les conclusions de la Cour offrent des repères clairs pour les personnes menant des enquêtes, les professionnel·les des RH, les avocat·es en droit du travail, et plus largement, pour toute organisation soucieuse de maintenir un climat sain.
Les faits
Dans le cadre d'un projet de relocalisation de la bibliothèque municipale de Cap-Santé, un différend éclate entre la conseillère Jeanne Noreau et la directrice générale, mandatée pour piloter le dossier : Mme Noreau l'accuse de ne pas avoir transmis au conseil une lettre d'appui jugée importante.
Le premier incident (incident #1) survient en août 2022, lors d'une séance du conseil annulée faute de quorum. Malgré cela, Mme Noreau échange avec le public, puis confronte la directrice générale sur le dossier de la bibliothèque dans un ton jugé intimidant, forçant un élu à intervir pour calmer la situation. Le soir même, Mme Noreau envoie un courriel à la directrice, remettant en question son intégrité. Quelques semaines plus tard, la directrice porte plainte pour harcèlement.
En octobre 2022, lors d'un concert à l'église, Mme Noreau discute avec une employée municipale (une subalterne directe de la directrice) et critique à nouveau la directrice, affirmant qu'elle a illégalement retenu de l'information, ajoutant qu'un avocat de la Ville lui aurait donné raison (incident #2).
En avril 2023, après le rejet de la plainte de harcèlement, Mme Noreau réclame en séance publique le remboursement de ses honoraires juridiques. Pour appuyer sa demande, elle lit un avis juridique contenant des extraits du rapport d'enquête, incluant l'identité de la plaignante (incident #3). Trois jours plus tard, elle publie sur Facebook un reportage relayant son intervention, rendant les renseignements confidentiels accessibles à un public élargi et incitant les internautes à le visionner (incident #4).
À la suite de ces événements, une citation en déontologie est déposée contre Mme Noreau en vertu du Code d'éthique des élu·es municipaux de Cap-Santé (« Code ») et de la Loi sur l'éthique et la déontologie en matière municipale3. La CMQ conclut à quatre violations : comportements irrespectueux (incidents #1 et #2), divulgation d'informations confidentielles (incident #3), et manque de prudence dans des communications sur les réseaux sociaux (incident #4). Elle lui impose des suspensions totalisant 96 jours.
Mme Noreau demande la révision judiciaire de cette décision. La Cour supérieure accueille partiellement le pourvoi4, annulant seulement la conclusion liée à l'incident du 8 août 2022 (incident #1), reprochant à la CMQ de ne pas avoir adéquatement mis en balance la liberté d'expression de Mme Noreau (tel que garanti par la Charte canadienne) et les objectifs du Code5. Insatisfaite, Mme Noreau porte la décision en appel.
Les conclusions de la Cour d'appel
Appliquant la norme de la décision raisonnable, la Cour d'appel conclut que l'analyse de la CMQ était cohérente, complète et juridiquement fondée, et que ses conclusions étaient raisonnables.
Concernant l'incident #1, la Cour estime que la CMQ a bien pris en compte la liberté d'expression de Mme Noreau. Elle souligne que l'intervention de Mme Noreau, où elle a publiquement mis en doute l'intégrité de la directrice, s'éloignait des valeurs fondamentales protégées par la liberté d'expression. Ce n'était pas un débat politique, mais une attaque personnelle contraire aux règles de civilité attendues.
Pour l'incident #2, la Cour note qu'il s'agissait d'une critique exprimée dans un cadre informel, à une subalterne, en dehors de tout débat démocratique. La liberté d'expression n'était donc pas réellement en jeu.
Quant aux incidents #3 et #4, la Cour rejette l'idée que les propos puissent être protégés au titre de l'expression politique. En l'espèce, les gestes de Mme Noreau visaient non pas à enrichir un débat public, mais à justifier sa propre conduite et à obtenir le remboursement de ses frais. En agissant ainsi, Mme Noreau compromis l'intégrité du processus de plainte et violé les exigences de confidentialité.
En conséquence, la Cour d'appel infirme la décision de la Cour supérieure et rétablit l'ensemble des conclusions de la CMQ.
Les leçons à tirer de cette décision
L'arrêt Noreau illustre concrètement les principes à avoir en tête en contexte de gestion des conflits et des plaintes de harcèlement, ou lorsque l'on fait enquête.
Il rappelle que la liberté d'expression (lorsqu'elle peut être invoquée en contexte de travail) n'est pas illimitée, surtout lorsqu'elle entre en conflit avec des obligations de respect et de confidentialité. Les chances qu'une prise de parole soit protégée sont minces si elle prend la forme d'une attaque personnelle ou porte atteinte à la dignité d'autrui. Les obligations liées au respect ne sont pas accessoires : elles sont au cœur d'un climat de travail ou institutionnel sain, et les tribunaux soulignent qu'elles font partie intégrante des obligations professionnelles.
La Cour insiste également sur le caractère fondamental de la confidentialité dans le traitement des plaintes de harcèlement. Y porter atteinte constitue une faute grave, surtout si cela sert des intérêts personnels. Cette exigence n'est pas qu'un principe abstrait : elle est essentielle à la crédibilité du processus, à la protection des personnes impliquées et à la prévention de représailles.
Enfin, cette affaire apporte un éclairage utile sur la tension entre liberté d'expression et confidentialité en contexte d'enquête. Si la réponse reste contextuelle, la jurisprudence, dans ce cas-ci, est claire : le principe de confidentialité prime, du moins lorsque les communications en cause ne nourrissent aucun débat public véritable et qu'elles compromettent la confiance envers les institutions.
Plus largement, cette décision mérite d'être retenue comme une référence importante en matière de protection de la confidentialité dans le traitement des plaintes. En effet, peu d'arrêts abordent aussi directement les enjeux liés à la confidentialité dans les enquêtes internes ou institutionnelles. L'arrêt Noreau constitue, à ce titre, une référence importante pour quiconque cherche à comprendre les limites à ne pas franchir lorsqu'une personne impliquée dans une plainte souhaite en parler publiquement.
Footnotes
1. La CMQ est l'organisme chargé de juger les manquements déontologiques des élu·es municipaux au Québec.
2. Noreau c. Commission municipal du Québec, 2025 QCCA 755 (CanLII).
3. RLRQ c E-15.1.0.1.
4. Noreau c. Commission municipale du Québec, 2024 QCCS 4221.
5. À noter que toutes les personnes salariées au Canada ne peuvent pas invoquer leur liberté d'expression en milieu de travail. En général, les protections prévues par la Charte canadienne s'appliquent uniquement lorsque des organismes publics ou une action de l'État sont en cause. Dans le présent cas, Mme Noreau pouvait s'en prévaloir puisqu'elle était une élue municipale sanctionnée par un organisme public en vertu d'une loi provinciale et d'un règlement municipal. Cela dit, au Québec, la Charte québécoise protège la liberté d'expression de toutes les personnes salariées, y compris dans le secteur privé.
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