Les entreprises qui optent pour l'arbitrage s'attendent à un mode de règlement du litige plus rapide et plus confidentiel. Mais qu'arrive-t-il quand une partie conteste l'issue de la procédure? La décision rendue récemment dans l'affaire Inter Pipeline Ltd v Teine Energy Ltd, 2024 ABKB 740, met en lumière la manière dont les tribunaux albertains traitent les questions d'exécution, de sursis et de confidentialité qui peuvent découler de l'appel d'une sentence arbitrale. Cette décision rappelle également que les parties à une convention d'arbitrage peuvent intégrer dans cette dernière les règles régissant la procédure d'arbitrage, y compris les recours dont dispose une partie à la suite du prononcé d'une sentence arbitrale.
Mise en contexte
Un litige opposant Inter Pipeline Ltd (« IPL », le « demandeur »), l'exploitant du réseau de pipelines Mid-Saskatchewan Pipeline System (« MSPS »), et Teine Energy Ltd (l'« intimé »), un transporteur de pétrole brut, est survenu relativement à l'application du mécanisme de « péréquation » prévu dans l'accord conclu entre les parties. Plus précisément, l'intimé a prétendu que le demandeur n'avait pas appliqué la bonne méthode pour déterminer la compensation à accorder à l'intimé en raison des variations de qualité subies par son pétrole brut pendant son transport dans le MSPS. Les parties ont soumis leur litige à l'arbitrage, qui s'est traduit par l'octroi d'une importante indemnité en faveur de l'intimé. Ce dernier a ensuite demandé à la Cour du Banc du Roi de l'Alberta d'exécuter la sentence, à la suite de quoi l'intimé a demandé : (1) l'autorisation d'en appeler de la sentence; (2) un sursis à l'exécution en attendant la demande d'appel; et (3) une ordonnance générale de mise sous scellés du dossier judiciaire.
Demandes de sursis et d'exécution
L'une des questions clés que la Cour devait trancher portait sur le critère juridique approprié pour accorder un sursis à l'exécution.
Le demandeur a exhorté la Cour à opter pour un critère à deux volets qui avait été appliqué dans une série d'affaires entendues en Ontario. Selon ce critère à deux volets, le demandeur doit démontrer uniquement que l'appel permet de soulever une question véritable, qu'un préjudice comparatif sera encouru si le sursis n'est pas accordé et que le statu quo doit être maintenu. Il convient de noter que, contrairement au critère à trois volets, cette approche n'oblige pas le demandeur à démontrer l'existence d'un préjudice irréparable.
L'intimé, quant à lui, a demandé à la Cour d'appliquer le critère traditionnel à trois volets utilisé dans l'affaire RJR-MacDonald Inc. c. Canada (AG) (« RJR »), que les tribunaux albertains appliquent systématiquement au moment de décider s'il y a lieu d'accorder un sursis. Selon ce critère, le demander doit démontrer :
- qu'une question grave doit être jugée;
- qu'il subira un préjudice irréparable si la mesure d'exécution est appliquée; et
- que la prépondérance des inconvénients penche en faveur d'un sursis.
Bien que la jurisprudence de l'Alberta et de la Colombie-Britannique ne le mentionne pas explicitement, l'application du critère à trois volets repose sur la présomption selon laquelle la décision est correcte et que, de ce fait, « un sursis ne devrait pas être accordé facilement ». La Cour a conclu que cette approche était fondée sur des principes et qu'elle était conforme à l'Arbitration Act de l'Albertaainsi qu'à l'approche adoptée par les tribunaux albertains en ce qui concerne les sursis à l'exécution des décisions administratives et de celles rendues par les tribunaux inférieurs.
En revanche, la Cour a estimé que l'approche « en faveur d'un sursis » de l'Ontario n'était pas fondée sur des principes et semblait influencée par la règle du sursis de plein droit à l'exécution prévue par les Règles de procédure civile de l'Ontario. Ainsi, un juge de l'Ontario pourrait présumer qu'une partie n'avait pas le droit de bénéficier d'une décision de première instance tant que tous les recours en appel n'avaient pas été épuisés. Ce n'est pas le cas en Alberta, où les Rules of Court (règles de procédure) ne prévoient pas de sursis de plein droit et où, par défaut, un jugement devient exécutoire dès son prononcé, sauf si un sursis à l'exécution est accordé.
En appliquant le critère à trois volets, la Cour a reconnu que l'appel interjeté par le demandeur soulevait une question grave, mais que l'allégation de préjudice irréparable se limitait à un inconvénient financier, à savoir une diminution de sa capacité à réinvestir des capitaux dans le cas où la somme accordée devrait être versée immédiatement. Cette diminution ne pouvait être qualifiée de préjudice irréparable, puisque ce type de préjudice pouvait être réparé adéquatement par une compensation financière, en particulier pour une grande entreprise bien capitalisée comme IPL.
En ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, la Cour a estimé que les deux parties disposaient de ressources financières suffisantes et avaient les moyens de supporter les conséquences de l'exécution. Ainsi, ne voyant aucun motif impérieux de surseoir à l'exécution, la Cour a autorisé l'exécution de la sentence.
Pour prendre sa décision, le juge Feasby a également souligné que les parties qui souhaitent obtenir un sursis à l'exécution en attendant l'issue d'un appel pouvaient inclure une telle disposition dans leur convention d'arbitrage. L'absence d'une telle disposition a donc pesé davantage à l'encontre de la demande d'IPL.
Confidentialité et ordonnance de mise sous scellés
Le demandeur a également demandé une ordonnance générale de mise sous scellés du dossier judiciaire au motif qu'il contenait des renseignements commerciaux sensibles et des renseignements sur des tiers. L'intimé a convenu que le caviardage de certains passages était justifié, mais s'est opposé à la mise sous scellés complète du dossier judiciaire.
En l'espèce, la Cour s'est appuyée sur le cadre établi dans l'affaire Sherman (Succession) c. Donovan (« Sherman (Succession) »), selon laquelle une partie est tenue de démontrer :
- que la publicité des débats judiciaires menaçait sérieusement des intérêts publics importants;
- qu'une ordonnance de mise sous scellés est nécessaire pour contrer cette menace (et que le caviardage ne serait pas suffisant); et
- que les bénéfices de l'ordonnance de mise sous scellés l'emportent sur les inconvénients découlant du principe de la publicité des débats judiciaires.
Le juge Feasby a reconnu que la protection des attentes des tiers en matière de confidentialité pouvait constituer un intérêt public légitime et a ordonné le caviardage des renseignements confidentiels sur les tiers. Cependant, la demande d'IPL visant à obtenir une ordonnance générale de mise sous scellés n'a pas satisfait au critère strict exigé. La Cour a souligné que dès qu'un litige est porté devant les tribunaux publics, c'est le principe de la publicité des débats judiciaires qui s'applique par défaut. Les parties ne peuvent pas étendre au tribunal la confidentialité inhérente à l'arbitrage sans satisfaire à des critères juridiques très stricts.
La Cour a également autorisé les parties à proposer le caviardage d'autres passages ciblés lorsque la confidentialité des renseignements de tiers le justifiait véritablement.
Cette décision précise clairement que les ordonnances de mise sous scellés constituent une exception, et non la règle, même dans le cas d'un appel interjeté à l'encontre d'un arbitrage privé. De plus, bien que la protection de la vie privée soit importante, en l'absence de préoccupations majeures concernant les renseignements confidentiels de tiers, elle ne peut, à elle seule, constituer un motif suffisant pour accorder une ordonnance de mise sous scellés.
Conseils aux rédacteurs
Cette affaire fournit des conseils de rédaction à l'intention des parties qui souhaitent en particulier protéger la confidentialité de l'arbitrage ou limiter les droits d'exécution jusqu'à l'épuisement de tous les recours en appel. Plus précisément :
- Si les parties souhaitent éviter l'exécution automatique d'une sentence arbitrale interne lorsqu'un appel est en instance, elles doivent l'indiquer explicitement dans la convention d'arbitrage, faute de quoi la partie qui fait appel de la sentence devra satisfaire au critère à trois volets pour obtenir un sursis à l'exécution.
- Si la confidentialité est une priorité, la convention d'arbitrage devrait préciser la façon dont les renseignements confidentiels doivent être traités et pourrait même prévoir la possibilité d'interjeter appel à l'encontre d'un arbitrage privé.
Dans la mesure où ces protections cadrent avec les intérêts des parties à une convention d'arbitrage, elles peuvent dissiper l'incertitude, réduire les coûts, contribuer à éviter les litiges liés aux procédures et, en fin de compte, donner aux parties un plus grand contrôle quant au règlement de leurs litiges.
Conclusion
Trois points principaux sont à retenir de cette décision :
- Les sentences arbitrales sont généralement exécutées immédiatement, à moins que des motifs impérieux ne justifient le prononcé d'un sursis. Les parties qui souhaitent obtenir un sursis à l'exécution en Alberta doivent satisfaire pleinement au critère à trois volets pris en compte dans l'affaire RJR, y compris l'exigence, souvent difficile à respecter, de prouver l'existence d'un préjudice irréparable, qui ne peut se résumer à un simple inconvénient financier.
- Une fois que les parties ont saisi un tribunal de questions à trancher après l'arbitrage, le principe de publicité des débats judiciaires s'applique et une ordonnance de mise sous scellés n'est accordée que si la publicité des débats judiciaires menace sérieusement des intérêts publics importants, comme la protection des renseignements confidentiels de tiers, et qu'il n'existe aucune autre mesure raisonnable.
- Lors de la rédaction des clauses de la convention d'arbitrage, les parties doivent tenir compte des questions relatives au moment de l'exécution et au traitement des renseignements confidentiels et, si nécessaire, inclure des dispositions particulières pour traiter ces questions.
En résumé, cette affaire fournit des précisions sur le plan juridique et des conseils concrets à mettre en Suvre. En ce qui concerne les entreprises qui choisissent de soumettre leurs litiges à l'arbitrage, elle souligne l'importance de rédiger la convention d'arbitrage dans une perspective d'avenir et de bien comprendre le cadre juridique régissant l'exécution de la sentence après son prononcé et la transparence.
The content of this article is intended to provide a general guide to the subject matter. Specialist advice should be sought about your specific circumstances.