La protection et l'application des droits de propriété intellectuelle provenant du monde réel dans le monde virtuel est en constante expansion. En effet, la jurisprudence, surtout aux États-Unis, établit progressivement de quelle façon les actifs numériques, tels les jetons non-fongibles (« NFT »), sont touchés par le droit de la propriété intellectuelle. Chez Fasken, nous avons surveillé deux affaires de contrefaçon de marque de commerce portant sur la vente de NFT: Hermès v Rothschild et Yuga Labs v Ryder Ripps.
Qui dit nouveau média, dit poursuite historique. Pour les NFT, il s'agit de Hermès v Rothschild. Dans une décision très attendue, Hermès International et Hermès of Paris, Inc. (« Hermès ») se sont vus accordés 133 000 $ en dommages-intérêts de la part de Mason Rothschild, artiste et créateur de la série de NFT « MetaBirkin ».
Cette série consiste en 100 NFT liés à des images numériques de sacs à main en fausse fourrure ressemblant aux sacs à main Birkin. Le prix initial de ces NFT était de 450 $ US; M. Rothschild a également reçu 7,5 % des ventes secondaires. Les NFT ont en fin de compte été vendus à un prix unitaire allant jusqu'à 65 000 $ US.
En réponse à la création des MetaBirkins, Hermès a intenté une action contre M. Rothschild en janvier 2022. Hermès soutenait que M. Rothschild cherchait à tirer profit des marques « réelles » de la société, en les échangeant contre des droits virtuels, et qu'il employait la marque Birkin pour identifier et promouvoir ses NFT. Selon Hermès, les MetaBirkins causaient une réelle confusion chez les consommateurs (lors du procès, il a été démontré que des articles de presse avaient lié par erreur Hermès au projet des MetaBirkins; ces articles ont été corrigés par la suite).
M. Rothschild, pour sa part, a affirmé que les NFT de sacs en fausse fourrure étaient inspirés par la vague d'initiatives s'opposant à la fourrure dans le monde de la mode. Il a également attiré l'attention sur une mise en garde figurant sur le site Web des MetaBirkins pour montrer qu'il n'avait pas l'intention d'induire les consommateurs en erreur. Selon lui, le projet constituait une expression artistique et s'inscrivait donc dans les limites de la liberté d'expression.
Le 8 février 2023, un jury de la Cour de district des États-Unis pour le district sud de New York (la « Cour ») a jugé que M. Rothschild avait bel et bien commis les fautes soulevées par Hermès : contrefaçon et dilution de la marque de commerce (du nom Birkin et de l'apparence du sac à main) et cybersquattage.
En parallèle, l'affaire Yuga Labs v Ryder Ripps se poursuit. Yuga Labs Inc. est la société mère du Bored Ape Yacht Club (BAYC), une collection bien connue de NFT qui présente des portraits de singes dans diverses tenues originales. Ryder Ripps, un artiste conceptuel et artiste « Web », a créé son propre projet de NFT, appelé « RR/BAYC », en utilisant des images numériques tirées directement de la collection du BAYC et en générant de nouveaux NFT à l'aide d'URL intégrées dans les contrats intelligents du BAYC.
En juin 2022, Yuga Labs a intenté une poursuite contre M. Ripps alléguant, entre autres causes d'action, la contrefaçon de marques de commerce de divers mots servant de marque et logos du BAYC, y compris BAYC, BORED APE YACHT CLUB, APE et BORED APE.
Premier amendement et critère Rogers
À ce stade, mentionnons que les concepts juridiques discutés dans le présent bulletin proviennent du droit américain encadrant les marques de commerce. En particulier, les affaires Hermès et Yuga Labs traitent du droit des artistes d'invoquer le premier amendement pour faire valoir leur liberté d'expression afin de revendiquer des droits d'emploi de marques de commerce, et ce, sous le critère Rogers. Ce critère est assimilable à l'utilisation équitable applicable au droit d'auteur, mais dans le contexte des marques de commerce. La droit canadien des marques de commerce ne prévoit aucune défense explicite de type « utilisation équitable ». Cependant, l'article 4 de la Loi sur les marques de commerce, qui définit l'emploi d'une marque de commerce en liaison avec des produits et des services, pourrait servir de protection comparable.
Selon le critère établi dans la décision Rogers, l'emploi d'une marque de commerce dans une œuvre artistique est considérée illicite si les conditions suivantes sont respectées : 1) la marque n'a aucune [traduction] « pertinence artistique » par rapport à l'œuvre sous-jacente; et 2) la marque induit explicitement en erreur quant à la source ou au contenu de l'œuvre.
M. Rothschild a tenté d'invoquer le critère Rogers dans une requête antérieure en irrecevabilité, qui a été rejetée. Faisant une analogie avec la série « Campbell Soup Cans » d'Andy Warhol, M. Rothschild a affirmé que ses MetaBirkins étaient artistiquement pertinents et n'induisaient pas les consommateurs en erreur. Selon Hermès, l'utilisation par M. Rothschild de « MetaBirkin » pour identifier et promouvoir ses activités (même « artistiques ») est l'essence même de l'emploi d'une marque de commerce. À cette étape préliminaire, la Cour ne s'est pas exprimée sur l'utilisation du critère Rogers comme défense. Sur le fond, la Cour a toutefois conclu que bien que les MetaBirkins soient effectivement des œuvres artistiques, la marque « MetaBirkin » était [traduction] « explicitement trompeuse » quant à la source de l'œuvre d'art. Cette conclusion est fondée, en partie, sur la preuve de confusion réelle quant à une association entre les NFT MetaBirkin et la marque BIRKIN d'Hermès, ainsi que sur la mauvaise foi dont M. Rothschild a fait preuve dans son intention de tirer profit de la marque BIRKIN, notamment par des activités de marketing accessoires liées au projet de NFT, tout en employant la marque en liaison avec des produits de moindre qualité.
M. Ripps, pour sa part, a également déposé une requête en irrecevabilité (en plus d'une requête en radiation pour poursuite‑bâillon) et invoqué l'affaire Rogers. Il a affirmé que la poursuite visait à faire taire la protestation cherchant à démasquer des images sous-jacentes aux NFT BAYC qui, selon M. Ripps, relèveraient d'extrême droite et de néonazisme. Contrairement à la décision rendue à l'égard de la requête de M. Rothschild, ici le tribunal a conclu que la décision Rogers ne s'appliquait pas parce que les NFT « RR/BAYC » n'étaient pas une œuvre artistique; ils n'expriment pas une idée ou un point de vue artistique, mais rappellent plutôt les images numériques identiques associées à la collection du BAYC. Le tribunal s'est fondé sur le fait que les activités de M. Ripps visaient à vendre les NFT, qui seraient contrefaits, plutôt qu'à exprimer un discours artistique, comme le dénotent l'absence de commentaires critiques et l'utilisation du logo du BAYC. Le tribunal a comparé ces activités à la vente d'un sac à main contrefait, et a rejeté la requête.
Points à retenir pour les titulaires de droits de propriété intellectuelle et les utilisateurs
Bien que le jury dans l'affaire Hermès ait conclu que les « MetaBirkins » n'étaient pas protégés par le premier amendement, cela ne signifie pas que tous les actifs artistiques vendus sous forme de NFT n'ont pas droit à la protection de la liberté d'expression. Dans cette affaire, la Cour a statué que les NFT peuvent être des œuvres artistiques, et donc soumis au critère Rogers. En revanche, l'affaire Yuga Labs souligne l'importance de comprendre la technologie qui sous-tend les NFT dans un contexte de propriété intellectuelle. En effet, le tribunal a jugé que les NFT « RR/BAYC » n'étaient pas des œuvres artistiques et ne pouvaient donc pas faire l'objet de la défense Rogers, car ils manquaient de créativité : ils étaient des copies identiques des NFT du BAYC.
Il sera intéressant de voir comment le test Rogers évoluera dans l'espace virtuel et s'appliquera dans les affaires futures portant sur l'art purement conceptuel dans le domaine des NFT. Bien que la comparaison avec la série « Campbell's Soup Cans » d'Andy Warhol n'ait pas été acceptée dans l'affaire Hermès, il pourrait bien y avoir au fil du temps une permutation de NFT s'inscrivant dans la lignée de la série de Warhol qui seront artistiquement pertinents, sans être trompeurs quant à leur source.
De plus, malgré l'instinct des avocats en propriété intellectuelle et des artistes de présumer qu'il s'agit d'une question de droit d'auteur, ces deux affaires de NFT soulèvent plutôt des enjeux de marques de commerce. Hermès, pour sa part, ne pouvait invoquer que les marques de commerce et les droits connexes étant donné que les sacs à main (même les sacs à main de luxe) ne sont généralement pas protégés par le droit d'auteur en droit nord-américain, puisqu'ils sont considérés comme des objets utilitaires. Les revendications d'Hermès étaient donc fondées sur la contrefaçon de sa marque BIRKIN et de l'apparence du sac du même nom, qui est aussi une marque déposée.
En ce qui concerne l'affaire Yuga Labs, le demandeur a peut-être décidé de ne pas fonder sa demande sur le droit d'auteur en raison de l'incertitude entourant la protection du droit d'auteur qui peut être octroyée aux images générées par l'intelligence artificielle (IA). Fait intéressant, M. Ripps a déposé une demande reconventionnelle dans laquelle il affirme que les images du BAYC ne sont pas visées par le droit d'auteur puisque la plupart des 10 000 images du BAYC ne sont pas créées par un humain, mais sont plutôt assemblées par un modèle d'IA.
Le potentiel – et les limites – du droit de la propriété intellectuelle seront sans aucun doute explorés davantage à mesure que le monde virtuel donnera lieu à plus d'affaires en justice. L'affaire Hermès nous apprend que les marques et leur contrefaçon existent dans le monde virtuel. Plus particulièrement, elle souligne l'importance croissante pour les propriétaires de marques d'enregistrer leurs marques pour emploi en liaison avec des produits et services virtuels, ou « catégories du métavers ».
D'un point de vue commercial, il est de plus en plus intéressant pour les entreprises d'explorer la façon de tirer parti des NFT et de leur valeur inhérente. Par exemple, les NFT offrent un moyen d'ancrer les activités commerciales dans le paysage virtuel, avec ou sans flux de rentrées réels. Cependant, comme les droits de propriété intellectuelle dans le monde virtuel ne sont pas encore pleinement définis, il faut soupeser le bénéfice potentiel du développement d'une identité de marque dans ce monde par rapport aux risques potentiels associés aux efforts de création d'une marque dans cet espace en développement.
Enfin, il faut garder à l'esprit que les avis des cours de district américaines ne lient pas les autres cours de district, les cours d'appel et encore moins les tribunaux canadiens, mais qu'ils peuvent néanmoins avoir un certain effet persuasif, surtout dans ce domaine en plein essor du droit de la propriété intellectuelle. Les propriétaires de marques et les créateurs de NFT devraient se tenir informés du résultat d'un possible appel de la décision Hermès, de la conclusion de l'affaire Yuga Labs, ainsi que de l'évolution d'autres affaires concernant les NFT, comme Nike v. StockX. Vous pouvez compter sur les avocats et avocates de Fasken spécialistes de la propriété intellectuelle et de la chaîne de blocs pour suivre le fil de la situation dans ce domaine.
The content of this article is intended to provide a general guide to the subject matter. Specialist advice should be sought about your specific circumstances.