L'année 2022 a été marquante du côté des décisions en droit commercial. Toutes celles que nous présentons ici contiennent des enseignements précieux pour les entreprises. Les avocates plaidantes et avocats plaidants spécialisés en litige commercial de BLG ont pris part à de nombreux mandats notables et peuvent vous aider à comprendre les incidences éventuelles de ces décisions sur votre entreprise en 2023 et au-delà. Qu'il s'agisse de dossiers d'arbitrage d'envergure, de contrats commerciaux ou de décisions de portée internationale, notre équipe de litige commercial chevronnée reste à l'affût pour garder ses clients au fait des développements importants.

La Cour fédérale applique le principe de compétence-compétence dans General Entertainment and Music Inc. c. Gold Line Telemanagement Inc., 2022 CF 418

(Pierre N. Gemson et Glenn Gibson)

Introduction

Dans General Entertainment and Music Inc. c. Gold Line Telemanagement Inc., 2022 CF 418, la Cour fédérale a fourni des directives quant au critère juridique à appliquer lorsqu'une partie cherche à faire exécuter une clause d'arbitrage. Cette décision est particulièrement notable d'une part parce que la Cour fédérale voit beaucoup moins de dossiers d'arbitrage que les tribunaux provinciaux et de l'autre parce qu'elle précise le cadre à appliquer lorsque des parties demandent de surseoir à des poursuites.

Ce que vous devez savoir

  • Gold Line Telemanagement Inc. («Gold Line») a interjeté appel de la décision d'une juge puînée de rejeter une requête visant la suspension des procédures en faveur d'un arbitrage dans le cadre de l'action intentée par General Entertainment and Music Inc. («GEM») pour violation de droit d'auteur.
  • L'enjeu principal présenté à la Cour consistait à déterminer s'il était envisageable de suspendre les procédures en faveur d'un arbitrage aux Bermudes.
  • La Cour fédérale a accueilli l'appel, le refus de la juge responsable de la gestion de l'instance étant basé sur une erreur de droit.

Contexte

GEM, société constituée au Canada en 2015, offrait à ses abonnés des services par satellite leur donnant accès à divers programmes télévisés en persan; GEM détenait les droits d'auteur sur ces émissions. Jusqu'en 2017, le groupe d'entreprises GEM exerçait principalement ses activités par l'intermédiaire de l'entité GEMCO, propriétaire antérieure de certains actifs de GEM. GEM a soutenu qu'elle n'avait pas succédé à GEMCO et qu'elle n'avait pas assumé ses obligations contractuelles.

En vertu d'une entente d'acquisition de contenu et d'octroi de licences (l'«entente»), GEM, le concédant, a donné à la société bermudienne Ava, l'entité contractante qui fournit du contenu à Gold Line, sa société mère, le droit d'offrir son contenu. Gold Line offrait des services de média par contournement par l'entremise de GLWiZ, plateforme IP mondiale détenue et exploitée par GLWiZ Inc., filiale de Gold Line. L'entente contenait une clause d'arbitrage qui mentionnait «General Entertainment Media», mais sans préciser s'il était question de GEMCO, du groupe d'entreprises GEM en général ou d'une autre entité.

Critère juridique pour déterminer s'il y a lieu de suspendre des procédures en faveur d'un arbitrage

La principale question posée à la Cour était celle de savoir s'il était possible de suspendre les procédures en faveur d'un arbitrage aux Bermudes. Il existe certes une Loi sur l'arbitrage commercial (la «LAC») fédérale, mais elle a une portée plus limitée que la compétence d'attribution de la Cour fédérale.

La LAC ne s'applique qu'aux procédures de la Couronne fédérale et aux dossiers de droit maritime et de droit de l'amirauté; elle ne convient pas à d'autres réclamations devant la Cour fédérale, comme celles qui se rapportent aux lois en matière de propriété intellectuelle.

Sans faire directement référence au champ d'application de la LAC, la Cour s'est reportée à la Loi sur la Convention des Nations Unies concernant les sentences arbitrales étrangères, L.R.C.1985, ch. 16 (la «LCNUSAE»), laquelle intègre dans la législation canadienne les principes de la Convention pour la reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères (la «Convention de New York»). La Cour a confirmé que l'articleII.3 de la Convention de New York l'obligeait à renvoyer le dossier en arbitrage, à moins qu'elle juge l'entente d'arbitrage «caduque, inopérante ou non susceptible d'être appliquée».

Elle a aussi ajouté que «[d]ans la mesure où le différend pourrait être visé par la clause d'arbitrage, il doit être renvoyé à l'arbitrage». Cette décision cadre avec le principe de compétence-compétence et de grands arrêts de la Cour suprême du Canada ayant fait jurisprudence, notamment Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007CSC34 qui sert régulièrement à confirmer la compétence juridictionnelle des arbitres.

La Cour fédérale a affirmé que lorsqu'il existe une clause d'arbitrage, toute contestation de la compétence de l'arbitre doit d'abord lui être renvoyée. On déroge toutefois à cette règle dans deux situations:

  • lorsque la contestation comporte une question de droit seulement;
  • pour les questions mixtes de droit et de fait, lorsque les questions de droit n'appellent qu'un examen superficiel de la preuve documentaire au dossier et lorsque le tribunal est convaincu que la contestation n'est pas une tactique dilatoire et qu'elle ne compromettra pas le recours à l'arbitrage.

La Cour fédérale a également clarifié que la juge responsable de la gestion de l'instance avait commis une erreur en se fiant à la décision de la Cour suprême du Canada dans Z.I.Pompey Industrie c. ECU-Line N.V., 2003 CSC 27 pour statuer sur l'exécution de la clause d'arbitrage en cause. En effet, cet arrêt établit que les tribunaux se doivent d'exécuter les clauses d'élection de for, à moins que la partie demanderesse présente des «motifs sérieux» soutenant qu'il ne serait pas raisonnable ou juste dans les circonstances de lui demander d'adhérer aux modalités de la clause en question. Cependant, lorsqu'il existe une entente d'arbitrage valide, les tribunaux n'ont pas le pouvoir discrétionnaire de décider de ne pas suspendre les procédures.

La résiliation d'un contrat ne peut servir d'argument pour se sauver d'un arbitrage

La Cour fédérale a également confirmé qu'une partie ne peut éviter un arbitrage sous prétexte que le contrat qui comprend la clause d'arbitrage a été résilié. Selon la doctrine de la séparabilité, une clause d'arbitrage est « autonome et juridiquement indépendante du contrat principal dans lequel elle figure ». Ainsi, la Cour a soutenu que même dans le cas où une entente était résiliée de manière légitime, elle avait tout de même un devoir systématique de renvoyer à l'arbitrage.

Points à retenir

Cette décision établit clairement que la Cour fédérale a l'obligation de suspendre des procédures en faveur d'un arbitrage, même lorsque la LAC ne s'applique pas. De plus, elle confirme qu'une partie ne peut échapper à un arbitrage en invoquant la résiliation du contrat qui contient la clause d'arbitrage. À la date de la publication de cet article, la décision fait l'objet d'un appel, mais aucune audience n'a encore été prévue.

La Cour fédérale ordonne la suspension partielle d'une action collective en faveur de l'arbitrage: Difederico c. Amazon.Com, Inc., 2022 CF 1256

(Pierre N. Gemson et Glenn Gibson)

Introduction

Dans l'affaire Difederico c. Amazon.Com, Inc., 2022 CF 1256, la Cour fédérale a accueilli une requête d'Amazon (ci-dessous) visant à suspendre en faveur de l'arbitrage certaines réclamations de la représentante demanderesse d'une action collective, lesquelles étaient visées par une clause d'arbitrage en vertu de l'article 45 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch.C-34. Cette décision est importante pour troisraisons. Premièrement, il s'agit de l'une des rares décisions de la Cour fédérale qui porte sur le caractère exécutoire d'une clause d'arbitrage dans le cadre d'une action collective. En second lieu, la Cour a interprété le terme «rapport commercial de droit» selon le sens que lui donne la Loi sur la Convention des Nations Unies concernant les sentences arbitrales étrangères («LCNUSAE»). Enfin, il s'agit de la première décision de la Cour fédérale qui examine l'exception au principe de compétence-compétence décrit dans Uber Technologies Inc. c. Heller, 2020 CSC 16. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada avait statué qu'une contestation de bonne foi de la compétence d'un arbitre pouvait être tranchée par un tribunal plutôt que d'être renvoyée à l'arbitre si ce renvoi rendait impossible l'arbitrage ou la résolution de la contestation.

BLG (Subrata Bhattacharjee, Caitlin Sainsbury et Pierre N. Gemson) a agi pour le compte d'Amazon, défendeur dans ce dossier.

Ce que vous devez savoir

  • Les demandeurs de l'action collective soutiennent que certaines dispositions sur les prix concurrentiels figurant dans des ententes commerciales d'Amazon avec des tiers qui vendent des produits dans ses magasins constituent une fixation criminelle des prix en contravention de l'article45 de la Loi sur la concurrence.L'action collective réclame plus de 12G$ en dommages-intérêts au nom de groupes ayant acheté des produits qui auraient fait l'objet d'une fixation des prix sur Amazon.ca, Amazon.com (définis ci-dessous) et dans d'autres magasins en ligne.
  • Les défendeurs ont demandé de suspendre les réclamations liées aux achats dans les magasins Amazon en faveur de l'arbitrage. Comme il a été décidé, la requête couvrait les réclamations de la représentante demanderesse liées aux achats sur Amazon.ca, car la clause d'arbitrage applicable aux achats sur Amazon.com avait été retirée avant que la requête ne puisse être entendue.
  • La Cour fédérale a accueilli la requête en suspension et renvoyé à l'arbitrage les réclamations portant sur les achats effectués sur Amazon.ca.

Contexte

La représentante demanderesse, StephanieDifederico, a déposé une action collective contre Amazon.com, Inc., (Amazon.com) Amazon.com.ca, Inc., (Amazon.ca), Amazon.com Services LLC, Amazon Services International, Inc. et Amazon Services Contracts, Inc. (collectivement, «Amazon»). MmeDifederico avait des comptes sur Amazon.ca et Amazon.com et a acheté des produits au moyen de chacun d'entre eux. Elle a créé son compte sur Amazon.ca en2016 et, en date du 23juin2021, avait déjà passé plus de 285commandes sur le site. Elle a continué de le faire après le début de l'instance sous-jacente et le dépôt de la requête en suspension.

La clause d'arbitrage pour Amazon.com a été retirée en mai2021. Amazon a donc modifié sa requête et a demandé de suspendre uniquement les réclamations de MmeDifederico portant sur les achats effectués sur Amazon.ca.

Les conditions d'utilisation d'Amazon.ca, que les clients doivent accepter lorsqu'ils créent un compte et chaque fois qu'ils passent une commande, comprennent une clause d'arbitrage stipulant que toute réclamation ou tout différend lié de quelque manière que ce soit à l'utilisation d'un service Amazon.ca ou à un produit ou service vendu ou distribué par Amazon.ca ou par l'intermédiaire des services Amazon.ca sera résolu par voie d'arbitrage liant les parties plutôt que par voie judiciaire.

La LCNUSAE s'applique

L'une des principales questions dans cette affaire était de savoir si les réclamations étaient des «différends découlant d'un rapport commercial de droit» au sens du paragraphe 4(1) de la LCNUSAE, auquel s'applique la Convention pour la reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères (la «Convention de New York»). La LCNUSAE et la Convention de New York ne définissent pas le terme «rapport commercial de droit».

La représentante demanderesse a affirmé que le rapport n'était pas commercial, car lorsque les consommateurs achètent des biens sur Amazon, ils achètent des biens destinés à leur consommation. À l'inverse, Amazon a soutenu que le sens ordinaire et juridique du terme «rapport commercial» et l'intention législative sous-jacente à la promulgation de la LCNUSAE appuient une interprétation selon laquelle la relation entre Amazon et MmeDifederico relève de la LCNUSAE.

La juge saisie de la requête a estimé que le rapport et le différend entre les parties étaient de nature commerciale et que la LCNUSAE et le principe de compétence-compétence s'appliquaient en l'espèce, de sorte que la Cour n'avait pas le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures en faveur d'un arbitrage. Cette conclusion était fondée sur une interprétation de la LCNUSAE et de son objet, sur l'intention du législateur lorsqu'il y a incorporé la Convention de New York et sur les preuves présentées à la Cour concernant le rapport entre les parties et la nature de leur différend.

La clause d'arbitrage n'est pas inique

La juge saisie de la requête a déterminé qu'il ne pouvait y avoir de débat sérieux quant à l'existence d'une convention d'arbitrage, et que le différend tombait sous le coup de cette convention. Elle a ensuite cherché à déterminer si une exception s'appliquait au principe de compétence-compétence, lequel exige que toute contestation de la compétence d'un arbitre doive d'abord être renvoyée à l'arbitre.

La représentante demanderesse a tenté de s'opposer à l'application de la convention d'arbitrage, faisant valoir que 1) la clause sur le choix de la loi dans les conditions d'utilisation d'Amazon empêcherait un arbitre d'appliquer la Loi sur la concurrence, que 2) les frais d'arbitrage seraient prohibitifs, et que 3) les conventions d'arbitrage vont à l'encontre de l'intérêt public et sont iniques.La juge saisie de la requête a rejeté ces troisarguments en appliquant le cadre établi par la Cour suprême dans l'arrêt Uber Technologies Inc. c. Heller, 2020 CSC 16.

Points à retenir

La décision est conforme à la jurisprudence selon laquelle le Canada appuie l'application des clauses d'arbitrage, sauf dans des circonstances exceptionnelles et précises.

Cette affaire est au cour des discussions sur le sens du terme «rapport commercial de droit» dans le contexte de la LCNUSAE. En date de la publication du présent article, la décision de la Cour fédérale fait l'objet d'un appel, mais aucune audience n'a encore été prévue.

Développements en matière d'obligation de diligence : McDonald v Toronto-Dominion Bank, 2022 ONCA 788

(Kirsten Crain et Bethany Keeshan)

Un groupe soudé de fraudeurs a mené la deuxième plus importante combine à la Ponzi de tous les temps au sein d'une banque étrangère, la Stanford International Bank (la « SIB »). Après la découverte du stratagème, les liquidateurs de la SIB se sont attelés à la tâche. Leurs efforts pour recouvrer les fonds les ont menés à poursuivre la Banque TD, qui avait offert des services bancaires à la SIB. Les demandeurs ont été déboutés en première instance ainsi que par la Cour d'appel de l'Ontario, qui a conclu que la TD n'avait pas d'obligation de diligence envers la SIB. Cette décision nous rappelle que les tribunaux ne feront pas facilement abstraction de l'analyse de proximité dans les cas de négligence entraînant une perte purement financière. Pour qu'il y ait proximité, il ne suffit pas que l'identité des parties relève d'une catégorie établie ou analogue (en l'espèce, une banque et son client). Aux fins de leur analyse, les tribunaux examineront la nature de la relation, y compris l'étendue des services fournis.

Ce que vous devez savoir

  • La TD était la banque correspondante de la SIB, une organisation qui a fraudé ses investisseurs pour plus de 7 G$. L'auteur principal de la fraude, Robert Stanford, purge actuellement une peine d'emprisonnement de 110 ans aux États-Unis.
  • Les demandeurs, à savoir les co-liquidateurs de la SIB, ont poursuivi la TD pour sa participation à la réception et au décaissement des fonds, alléguant a) qu'elle avait apporté une aide en connaissance de cause et en violation de son obligation fiduciaire, et b) qu'elle avait fait preuve de négligence dans la prestation de ses services. La Cour supérieure de justice a rejeté la demande, et les demandeurs ont interjeté appel du rejet de l'action pour négligence seulement.
  • La Cour d'appel de l'Ontario, quant à elle, a statué que la TD n'avait pas d'obligation de diligence envers la SIB dans les circonstances. Bien que les banques aient une obligation de diligence envers leurs clients dans certains contextes, les tribunaux n'interpréteront pas les catégories existantes de manière large. Dans l'analyse de proximité, en particulier dans le contexte d'une perte purement financière, ils examineront si le défendeur a pris un engagement envers le demandeur et si ce dernier s'y est fié. En l'occurrence, la Cour a conclu que la proximité était insuffisante puisque la TD n'avait pris aucun engagement en matière de surveillance de la fraude.

Contexte

Robert Stanford a orchestré une combine à la Ponzi fondée sur la vente de certificats de dépôt par l'intermédiaire de la SIB, une banque extraterritoriale située à Antigua-et-Barbuda. La fraude, évaluée à 7 G$, est restée inconnue des clients de la SIB, de la quasi-totalité de ses employés et des organismes gouvernementaux de réglementation jusqu'à la crise financière de 2008. Essentiellement, la SIB déclarait des rendements de placement élevés de manière frauduleuse et utilisait les fonds des nouveaux clients pour payer les demandes de rachat des clients existants.

À titre de banque correspondante de la SIB, la TD a joué un rôle essentiel, quoiqu'involontaire, dans le stratagème. Les conclusions de la juge de première instance concernant l'étendue des services fournis (en l'occurrence des services de correspondant bancaire) ont été essentielles à l'analyse de proximité de la Cour. Il existe une relation de correspondant bancaire lorsqu'une banque offre des services à une autre afin de faciliter le transfert de fonds, l'échange de devises et le règlement d'obligations. Dans le cas qui nous intéresse, la TD agissait à titre d'agent de la SIB en recevant les fonds et en les décaissant à l'intention des acheteurs de certificats de dépôt.

Après la découverte de la fraude, les co-liquidateurs de la SIB ont intenté une action contre la TD, alléguant a) qu'elle avait apporté une aide en connaissance de cause et en violation de son obligation fiduciaire, et b) qu'elle avait fait preuve de négligence dans la prestation de ses services. La juge de première instance a rejeté l'action dans son intégralité. En ce qui concerne l'allégation d'aide apportée en connaissance de cause, elle a conclu que la TD n'avait aucune connaissance réelle de la fraude ni aucune raison de la soupçonner. Pour ce qui est de la prestation négligente de services, elle a déterminé que la proximité était insuffisante pour conclure à l'existence d'une obligation de diligence. Subsidiairement, les demandeurs n'ont pas réussi à prouver une violation de la norme de diligence.

Ils ont donc interjeté appel du rejet de l'action pour négligence uniquement.

La relation entre la TD et la SIB ne relève pas d'une catégorie reconnue

Pour établir une obligation de diligence, il faut procéder au test Anns/Cooper, qui comprend deux étapes. À la première étape, une obligation de diligence prima facie est établie s'il existe une proximité et une prévisibilité suffisantes. Dans les cas de prestation négligente de services, on se penche d'abord sur la proximité, car la prévisibilité dépend de l'étendue de la relation. À la deuxième étape, le tribunal examine toute considération d'intérêt public susceptible d'infirmer l'obligation prima facie.

Si la relation s'inscrit dans une catégorie d'obligation de diligence reconnue, le tribunal n'a pas besoin de procéder à une analyse complète de la proximité et peut se contenter de la première étape tant que le préjudice était raisonnablement prévisible. Les considérations d'intérêt public ne sont généralement pas prises en compte lorsque le tribunal estime que la relation entre les parties relève d'une catégorie existante; comme l'obligation de diligence découle d'une décision antérieure, ces considérations auraient déjà été prises en compte et la règle du précédent s'applique.

Dans l'arrêt McDonald v. Toronto-Dominion Bank (McDonald), les demandeurs ont fait valoir que la relation entre la TD et la SIB correspondait à une catégorie existante, à savoir la relation entre une banque et son client dans le cadre de la prestation de services bancaires. La Cour a rejeté cet argument. En premier lieu, elle a statué que les catégories existantes ne devaient pas être interprétées de manière large, en particulier dans le contexte d'une perte purement financière. Comme nous l'avons mentionné plus haut, la reconnaissance d'une catégorie existante signifie que la Cour ne tiendrait probablement pas compte des considérations d'intérêt public à la deuxième étape du test Anns/Cooper.

La Cour a également reconnu que certaines catégories sont liées à un seul aspect de la relation et qu'elles ont une portée limitée ou ont été créées dans un but précis. Citant l'arrêt 1688782 Ontario Inc. c. Aliments Maple Leaf Inc. (« Maple Leaf ), la Cour a confirmé que les demandeurs doivent établir une relation et des circonstances analogues avant qu'un tribunal puisse appliquer une catégorie existante.

En l'espèce, la Cour a convenu, à l'instar de la juge de première instance, que la relation n'appartenait pas à une catégorie existante relative aux banques. En outre, elle a souligné que les banques offrent une vaste gamme d'activités à des fins très diverses, et qu'elles n'ont pas la même relation avec tous leurs clients.

Comme aucune catégorie existante n'était applicable, la Cour a effectué une analyse complète de l'obligation de diligence.

La proximité est essentielle à l'analyse de l'obligation de diligence

La Cour a fait écho aux analyses établies dans les arrêts Deloitte & Touche c. Livent Inc. (Livent) et Maple Leaf, deux décisions de la Cour suprême portant sur l'obligation de diligence dans le contexte d'une perte purement financière. Dans Livent et Maple Leaf, la Cour suprême a mis l'accent sur la proximité plutôt que sur la prévisibilité, soutenant que les tribunaux devaient faire de même. Dans les cas de prestation négligente de services donnant lieu à une perte purement financière, la proximité exige a) que le défendeur ait pris un engagement, et b) que le demandeur s'y soit fié à son détriment.

Dans l'affaire McDonald, la juge de première instance a estimé que la TD s'était engagée à offrir des services de correspondant bancaire en virant des fonds entre la SIB et ses clients. Toutefois, elle ne s'était pas engagée à prévenir les délits d'initiés à la SIB, en particulier lorsqu'il n'y avait pas d'indices clairs de fraude. Après avoir déclaré que la TD n'était qu'une banque et qu'elle n'assumait pas les responsabilités d'un organisme de réglementation, d'un vérificateur ni d'un assureur, la Cour a succinctement conclu qu'il n'était tout simplement pas crédible que la SIB se soit fiée à la TD à son détriment pour se protéger efficacement d'elle-même.

Les demandeurs ont avancé que cette analyse incorporait à tort une discussion sur la norme de diligence (c.-à-d. le contenu de l'obligation de diligence), surtout lorsque la juge de première instance a examiné si des indices de fraude étaient présents. Cependant, la Cour a conclu que la juge de première instance n'avait pas commis d'erreur en évaluant la matrice factuelle, car des faits différents peuvent donner lieu à des analyses différentes. L'approche de la juge de première instance était conforme à la jurisprudence, laquelle confirme que l'obligation de diligence n'est pas une obligation de faire quelque chose de précis, mais plutôt une obligation de prendre des précautions raisonnables afin d'éviter de causer un préjudice prévisible. En revanche, la norme de diligence est la conduite requise pour satisfaire à cette obligation.

Enfin, la Cour a convenu que la TD aurait respecté sa norme de diligence si une obligation avait été établie.

Points à retenir

Dans Livent et Maple Leaf, la Cour suprême a introduit l'idée que les engagements et le fait de s'y fier définissent la portée d'une obligation de diligence dans le contexte d'une perte purement financière. Ces éléments étaient déjà présents dans le droit britannique et américain. L'arrêt McDonald illustre la façon dont la Cour appliquera ce raisonnement. La décision rendue dans McDonald s'inscrit dans une tendance selon laquelle les tribunaux limitent la disponibilité de l'indemnisation dans les cas de perte purement financière liés à la prestation de services.

Ce dossier aura d'importantes répercussions sur les cas de perte purement financière en général et sur le secteur financier en particulier. Les banques, les fiducies, les instruments de placement et d'autres institutions financières offrent un large éventail de services. Pour établir une obligation de diligence, les demandeurs devront examiner les circonstances de chaque cas et démontrer à la fois l'engagement du défendeur et une confiance préjudiciable correspondante.

Force majeure et COVID-19 : Porter Airlines Inc. v Nieuport Aviation Infrastructure Partners GP

(Laura M. Wagner et Shereen Khalfan)

Introduction

Avec tout contrat commercial vient la possibilité qu'un événement extrême, inattendu et inévitable ait une incidence sur la capacité d'une partie à remplir ses obligations. Pour parer à cette éventualité, de nombreux contrats commerciaux comportent une clause de force majeure par laquelle les parties concernées répartissent le risque que pose un événement extrême (p.ex., tremblement de terre, guerre, interruption de travail) en dispensant la partie touchée de ses obligations pendant la durée de l'événement.

Dans l'affaire Porter Airlines Inc. v. Nieuport Aviation Infrastructure Partners GP (Porter Airlines), le juge Cavanagh de la Cour supérieure de justice de l'Ontario a rejeté l'argument de Porter Airlines Inc. («Porter»), qui invoquait une clause de force majeure dans son contrat avec Nieuport Aviation Infrastructure Partners GP («Nieuport») pour éviter de payer des frais d'aérogare mensuels alors que ses activités étaient suspendues pendant la pandémie de COVID-19. Cette décision nous rappelle une chose: le fait que l'exécution d'une obligation contractuelle soit devenue plus coûteuse ou commercialement déraisonnable ne constitue pas un motif d'exonération pour force majeure.

Ce que vous devez savoir

  • En mars2020, Porter a suspendu ses activités en soutien aux efforts de santé publique visant à contenir la COVID-19 et en réponse à l'effondrement de la demande pour les déplacements aériens. Porter a affirmé que la pandémie de COVID-19 constituait un événement de force majeure et a cessé de payer les frais d'aérogare mensuels à Nieuport de mars2020 à septembre2021, mois où la compagnie aérienne a repris ses activités à l'aéroport BillyBishop.
  • Le 19octobre2022, le juge PeterCavanagh de la Cour supérieure de justice de l'Ontario a conclu que la pandémie de COVID-19 ne libérait pas Porter de ses obligations contractuelles et lui a ordonné de verser des dommages-intérêts de 130M$ à Nieuport pour les frais non payés.
  • La Cour a soutenu que même si Porter a été économiquement touchée par la pandémie, elle n'a pas été «restreinte» dans l'exécution de ses obligations de paiement en vertu du contrat, et sa décision de suspendre ses activités a été motivée par des considérations commerciales.

Contexte

En 2015, Nieuport a fait l'acquisition de l'aérogare passagers de l'aéroport Billy Bishop de Toronto (l'«aérogare»), où Porter exerce ses activités. Nieuport et Porter ont conclu un contrat de licence en vertu duquel Porter a accepté de payer certains frais à Nieuport, y compris des frais mensuels pour l'utilisation de l'aérogare (les «frais d'aérogare»), en échange de certains privilèges, dont le droit d'y exploiter une entreprise de transport aérien. Le nombre de créneaux horaires quotidiens attribués à Porter pour les heures de décollage était un facteur clé dans le calcul des frais mensuels.

En décembre2018, Porter a avisé Nieuport en janvier2020 qu'elle allait réduire, à l'aéroport Billy Bishop, son nombre de créneaux horaires quotidiens dans le cadre d'une initiative de réduction des coûts. Porter a envoyé plusieurs autres avis de renonciation à des créneaux au cours de l'année qui a suivi. Nieuport a contesté ces avis et maintenu que Porter continuerait d'être responsable de payer les frais d'aérogare pour ses 172créneaux tout au long de2020.

Puis, le 18mars2020, Porter a annoncé publiquement qu'elle allait suspendre ses activités le 20marssuivant en soutien aux efforts de santé publique visant à contenir la COVID-19 et en réponse à une baisse précipitée de la demande pour les déplacements aériens. Porter a ensuite informé Nieuport de sa position selon laquelle la pandémie de COVID-19 constituait un cas de force majeure aux termes du contrat de licence. Bien que Nieuport ait contesté le fait que la pandémie de COVID-19 constituait un événement de force majeure, Porter a cessé de payer les frais d'aérogare mensuels à Nieuport du 1ermars2020 au 8septembre2021, date à laquelle la compagnie aérienne a repris ses activités à l'aéroport BillyBishop.

Porter a intenté une action contre Nieuport, qui a à son tour présenté une demande contre Porter. À la fin de2021 et au début de2022, l'action de Porter et la demande de Nieuport ont été traitées ensemble lors d'un procès hybride de quatresemaines devant le juge Cavanagh du rôle commercial de la Cour supérieure de justice de l'Ontario.

Décision de la Cour supérieure de justice de l'Ontario

Le 19octobre2022, le juge Cavanagh a rendu une décision de 99pages en faveur de Nieuport. Un certain nombre de questions contractuelles étaient en litige entre les parties, mais les principales étaient 1) la base selon laquelle Porter était tenue de payer les frais d'aérogare mensuels en vertu de son contrat de licence avec Nieuport, et 2) l'incidence de la crise de santé publique liée à la COVID-19 sur les droits et obligations contractuels des parties aux termes du contrat de licence.

L'attribution des créneaux horaires

L'une des principales questions en litige entre les parties était la base sur laquelle calculer les frais d'aérogare mensuels de Porter. En vertu du contrat de licence, un élément clé du calcul des frais d'aérogare est l'attribution du transporteur (Carrier's Allocation), un terme défini qui renvoie au nombre de créneaux horaires quotidiens attribués à Porter par PortsToronto, propriétaire et organisme de réglementation de l'aéroport Billy Bishop.

Nieuport a fait valoir que le terme devait être interprété comme signifiant un nombre fixe et entier de créneaux horaires quotidiens. La position de Porter était qu'il pouvait s'agir d'un nombre fractionnaire et que ce nombre pouvait varier d'un jour à l'autre et être exprimé sur une base moyenne quotidienne. Chaque partie a présenté des preuves de témoins de faits et d'experts pour appuyer son interprétation.

Le juge Cavanagh a appliqué les principes d'interprétation contractuelle énoncés par la Cour suprême dans l'affaire Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp. en tenant compte des preuves exhaustives et des circonstances présentées par les deuxparties. Au bout du compte, il a accepté l'interprétation de Nieuport. Porter est tenue de payer des frais d'aérogare selon un nombre constant de créneaux quotidiens qui se répètent au cours d'une année civile et qui lui sont réservés. Comme il a conclu que le contrat de licence n'était pas ambigu, le juge Cavanagh a statué que la preuve de la conduite ultérieure des parties était inadmissible conformément à la décision de la Cour d'appel dans Shewchuck v. Blackmont Capital Inc.

Le juge Cavanagh a également estimé que Porter était tenue de demander à PortsToronto un nombre réduit de créneaux quotidiens. Comme Porter ne l'avait pas fait, aucune réduction n'avait été apportée. Porter était donc dans l'obligation de payer des frais d'aérogare mensuels sur la base de son attribution complète de créneaux.

La pandémie de COVID-19

Porter a avancé deuxthéories afin d'expliquer pourquoi elle avait droit à une exonération en raison de la pandémie de COVID-19:

  1. D'abord, elle a soutenu que la pandémie entrait dans la portée de la clause de force majeure du contrat de licence et la libérait ainsi de ses obligations i) de payer les frais d'aérogare, et ii) d'aviser Nieuport de son intention de réduire le nombre de créneaux horaires.
  2. Ensuite, elle a également fait valoir que le contrat de licence exigeait que Nieuport agisse raisonnablement dans l'exercice de ses droits contractuels, et qu'il était déraisonnable pour Nieuport d'exiger le paiement des frais d'aérogare et de les majorer pendant la pandémie. À titre subsidiaire, Porter a soutenu qu'il était déraisonnable pour Nieuport d'exiger le paiement de la totalité des frais d'aérogare alors que les activités de Porter étaient suspendues.

La clause de force majeure

Porter s'est appuyée sur la clause suivante du contrat de licence pour se décharger de ses obligations de payer les frais et de donner un préavis pendant la pandémie:

[TRADUCTION] 5.1 Force majeure

  1. Si et dans la mesure où l'une des parties est de bonne foi dans l'incapacité de remplir ses obligations en vertu du présent contrat de licence ou qu'elle est retardée ou restreinte dans sa capacité de remplir ses obligations, cette partie sera libérée d'une partie des obligations touchées pour la durée de l'événement de force majeure.
  2. Nonobstant un événement de force majeure, la partie concernée procédera à l'exécution de ses obligations non touchées.

La Cour a noté qu'il incombait à Porter de prouver qu'elle tombait sous le coup de la clause de force majeure, et que l'application d'une telle clause dépendait des termes particuliers de la clause en question. En l'espèce, la question était de savoir si Porter avait été incapable de remplir ses obligations ou encore si elle avait été retardée ou restreinte dans l'exécution de ses obligations, soit 1) payer les frais d'aérogare et 2) donner un préavis de 12mois avant de réduire son nombre de créneaux horaires en raison de la pandémie ou de la réponse du gouvernement à celle-ci. Porter a soutenu qu'elle était «restreinte» dans sa capacité de payer les frais d'aérogare puisqu'elle ne gagnait aucun revenu pour les payer, et qu'elle était «restreinte» dans sa capacité de donner un préavis puisqu'elle ne pouvait pas prévoir avec exactitude la demande pendant la pandémie.

La Cour a commencé par examiner les preuves des répercussions de la pandémie de COVID-19. Elle a accepté la preuve d'expert de l'incidence majeure de la COVID-19 sur l'économie de l'industrie aérienne, et le fait que les voyages d'affaires- le principal secteur d'activité de Porter- aient été particulièrement touchés et devraient être les plus lents à se rétablir. Elle a toutefois rejeté l'argument de Porter selon lequel elle n'était pas en mesure de fonctionner pendant la pandémie, estimant plutôt que la décision de Porter de suspendre ses activités était un choix motivé par des considérations commerciales.

La Cour a cité le juge Dickson dans l'affaire Atlantic Paper Stock Ltd. c. St. Anne-Nackawic Pulp and Paper Co., qui a expliqué qu'«une clause de force majeure qui dispense une partie de l'exécution de ses obligations contractuelles lorsque survient un événement, parfois surnaturel, sur lequel les parties n'ont aucun contrôle et qui rend l'exécution du contrat impossible, s'applique généralement lorsque cet événement est inattendu et humainement imprévisible et incontrôlable». Elle a examiné la jurisprudence, selon laquelle les parties ne peuvent généralement pas se soustraire à leurs obligations contractuelles de paiement simplement parce que les conditions ont changé et ont rendu le contrat économiquement désavantageux ou non rentable plutôt qu'impossible à respecter. La Cour a trouvé que la jurisprudence est claire: le fait qu'une obligation contractuelle soit devenue plus coûteuse, voire énormément plus coûteuse, à exécuter n'est pas un motif pour libérer une partie de ses obligations pour cause de force majeure.

Elle a noté que la définition de la force majeure dans le contrat de licence exigeait que l'événement fasse en sorte que la partie soit incapable de respecter son obligation ou qu'elle soit retardée ou restreinte dans l'exécution de son obligation. En l'occurrence, comme la pandémie et les mesures prises par le gouvernement n'ont pas empêché Porter de remplir ses obligations de payer les frais d'aérogare ou de donner un préavis, la clause n'a pas été jugée exécutoire. En fin de compte, la Cour a soutenu que même si Porter a été touchée par la pandémie, sa décision de suspendre ses activités était motivée par des considérations commerciales, principalement la baisse des revenus causée par un effondrement de la demande.

L'obligation pour Nieuport d'agir raisonnablement

L'alinéa 6.22(b) du contrat de licence prévoit que Nieuport agira à tout moment de manière raisonnable dans l'exercice de ses droits et obligations en vertu du contrat. Porter a fait valoir qu'il était déraisonnable pour Nieuport d'exiger le paiement de la totalité des frais et de les majorer en contexte de crise sanitaire mondiale, car cela poussait effectivement Porter à exercer ses activités alors qu'il n'était pas sécuritaire ou conseillé de le faire.

La Cour a encore une fois rejeté l'argument de Porter. La position de Porter signifierait qu'à tout moment pendant la durée du contrat de licence, la Cour pourrait être appelée à déterminer si les frais d'aérogare sont raisonnables et, dans la négative, à fixer des frais raisonnables. Les parties auraient pu inclure une clause de rajustement des prix leur permettant de revoir les frais en cas de changement des circonstances, mais elles ne l'ont pas fait. En l'absence d'une telle clause, on ne peut pas dire que Nieuport a agi de manière déraisonnable en exerçant son droit d'exiger le paiement des frais et de les augmenter automatiquement le 1erjanvier de chaque année.

Points à retenir

La décision rendue dans Porter Airlines nous rappelle que les parties ne peuvent généralement pas invoquer des clauses de force majeure pour se soustraire à leurs obligations contractuelles de paiement simplement parce que les conditions ont changé et ont rendu le contrat économiquement désavantageux ou non rentable plutôt qu'impossible à respecter. Dans chaque dossier, cependant, le résultat dépendra du libellé de la clause de force majeure et de la question de savoir s'il est possible d'avancer que les parties avaient l'intention de transférer le risque et d'accorder une exonération dans les circonstances.

CC/Devas (Mauritius) LTD. & al. c. Republic of India : les États étrangers ne bénéficient pas de l'immunité de juridiction dans le cadre de procédures d'exécution de sentences arbitrales au Canada

(Philippe Boisvert et Katia-M. Medina)

Introduction

Il peut souvent être difficile de faire exécuter des sentences arbitrales rendues contre des États étrangers récalcitrants, qui tentent notamment d'y échapper en réclamant la protection de la Loi sur l'immunité des États canadienne (la « LIÉ »).

Dans CC/Devas (Mauritius) LTD. & al. c. Republic of India (l'« arrêt Devas »), la Cour supérieure du Québec (la « Cour ») a rendu sa toute première décision concernant l'immunité des États dans le cadre de procédures d'exécution de sentences arbitrales découlant d'un arbitrage investisseur-État en vertu du traité bilatéral d'investissement entre l'Inde et l'île Maurice (le Bilateral Investment Treaty ou « BIT »). Cette décision de la Cour offre des précisions sur l'exécution de sentences arbitrales à l'encontre d'États étrangers au Québec et au Canada. L'équipe de BLG qui a représenté les investisseurs était composée de Mathieu Piché-Messier, Ira Nishisato, Simon Grégoire, Karine Fahmy, Philippe Boisvert, Amanda Afeich, Dayeon Min, Marc Duchesneet Katia-Maria Medina.

Ce que vous devez savoir

  • L'arrêt Devas confirme que la LIÉ ne protège pas les États étrangers contre l'exécution de sentences arbitrales au Canada.
  • La Cour a jugé qu'étant donné que le BIT en vertu duquel l'investissement avait été réalisé dans ce dossier constituait un traité commercial, il y avait lieu d'appliquer l'exception à la LIÉ concernant les activités commerciales.
  • Elle a également statué qu'un État qui convient de participer à un arbitrage aux termes du BIT et des règles de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (la «CNUDCI») sans se réserver le droit de réclamer l'immunité conférée aux États renonce nécessairement à ce droit dans le cadre de procédures d'exécution.

Contexte

Cette affaire émane de mesures prises par des investisseurs internationaux à l'égard de la République de l'Inde (la « RI ») afin de faire exécuter des sentences arbitrales se rapportant au recouvrement de dettes de plus de 111M$US. Les sentences arbitrales ont été rendues conformément aux modalités du BIT, et l'arbitrage s'est fait selon les règles de la CNUDCI.

Depuis la fin de 2021, les investisseurs ont procédé à une saisie avant jugement entre les mains de l'International Air Transport Association (l'«IATA»), une organisation internationale établie à Montréal, d'actifs indiens d'une valeur de 55M$US (à savoir 38M$US de l'Airport Authority of India (« AAI ») et 17M$US d'Air India). Depuis, la RI, Air India, AAI et l'IATA ont retenu les services de différents cabinets juridiques afin de contester ces saisies. Ces contestations font actuellement l'objet d'appels.

Cette décision est liée à une requête déposée par la RI pour faire rejeter la poursuite relative à l'exécution des sentences arbitrales rendues en vertu de la LIÉ. La question présentée à la Cour était de savoir si la RI bénéficiait d'une immunité étatique en vertu de la LIÉ, plus particulièrement : (i) si l'exception liée aux activités commerciales devait s'appliquer et (ii) si la RI avait renoncé à son immunité.

La Cour a rejeté la requête de la RI visant à faire rejeter l'instance en application de la LIÉ puisqu'elle a conclu que deux exceptions législatives distinctes pouvaient s'appliquer, en plus de déclarer que la RI ne bénéficiait pas d'une immunité de juridiction devant la Cour supérieure du Québec.

Exception liée aux activités commerciales (article 5 de la LIÉ)

La Cour a accepté les arguments des investisseurs sur la nature commerciale du différend en arbitrage en vertu du BIT, car les sentences en application de ce traité qui condamnent la RI à verser les sommes dues découlent directement du fait que cette dernière n'a pas respecté ses obligations et engagements contractuels aux termes du traité (et non de l'entente avec Devas), lequel vise notamment à inciter les citoyens et citoyennes de l'île Maurice à investir en Inde sur le plan financier et commercial.

La Cour a rejeté l'argument de la RI selon lequel le différend en cause portait sur un acte souverain de sa part puisque les investissements des demandeurs avaient été expropriés aux termes d'une décision politique prise compte tenu d'intérêts nationaux et sociétaux. Elle a par ailleurs affirmé que la décision de la RI ne pouvait être examinée indépendamment du BIT, un traité commercial en vertu duquel la RI a non seulement accepté de promouvoir des investissements mauriciens en Inde, mais aussi offert une certaine protection financière au cas où les investissements étaient expropriés en totalité ou en partie dans des circonstances particulières précisées dans le BIT.

En signant ce traité, la RI a décidé et accepté d'exercer ses activités commerciales conformément à l'article 5 de la LIÉ afin de promouvoir les investissements en Inde.

Renonciation à l'immunité (article 4(2)(a) de la LIÉ)

La Cour a en outre conclu qu'une seconde exception justifiait le rejet de la demande de la RI. Se rangeant du côté des investisseurs de Devas, elle a reconnu qu'un État qui participe à un arbitrage international en vertu d'un traité d'investissement bilatéral consent tacitement à ce que des ordonnances soient rendues contre lui et à renoncer à ses droits en matière d'immunité, à moins qu'il ne se réserve expressément le droit à l'immunité à l'étape de l'exécution - ce qui n'était pas le cas en l'espèce. Ainsi, la Cour a jugé que la participation de la RI à des procédures d'arbitrage en vertu du BIT équivalait à une renonciation claire et sans équivoque de son droit à l'immunité devant les tribunaux canadiens dans le cadre de toute procédure d'exécution future - tout comme le fait qu'elle consente à un arbitrage alors qu'elle est signataire de la Convention de New York.

Enfin, la Cour a souligné que la position de la RI interférait avec le bon fonctionnement du système d'arbitrage international, qui permet aux parties d'avoir des attentes raisonnables quant à l'exécution d'une sentence arbitrale.

Points à retenir

Ce dossier clarifie les principes qui régissent l'exécution au Québec et au Canada de sentences arbitrales contre des États étrangers et établit que la LIÉ ne constitue pas une protection absolue dans ce contexte.

Pour ce qui est de l'exception liée aux activités commerciales, son application dans ce cas confirme que les tribunaux se doivent d'analyser en profondeur le contexte entourant les activités qui leur sont présentées et que cette exception pourra être invoquée en lien avec des projets commerciaux entrepris en vertu du BIT.

La décision de la Cour a aussi permis de démontrer qu'un État qui convient de participer à un arbitrage international aux termes d'un traité d'investissement bilatéral sans se réserver le droit de réclamer l'immunité étatique renonce nécessairement à ce droit.

Bref, la décision dans l'arrêt Devas prouve que le Canada est favorable aux procédures d'arbitrage et que les tribunaux au pays ont à cour de faire respecter les sentences arbitrales.

To view the full article please click here.

About BLG

The content of this article is intended to provide a general guide to the subject matter. Specialist advice should be sought about your specific circumstances.