L'importance de cette décision
Le nombre d'arbitrages de différends entre un investisseur et un État ayant plus que doublé au cours des dix dernières années, une question cruciale se pose aux investisseurs : la sentence arbitrale sera-t-elle opposable à l'État étranger?1
Une décision récente de la Cour d'appel du Québec dans l'affaire République de l'Inde c. CCDM répond à certaines des questions de reconnaissance et d'exécution des sentences arbitrales découlant de différends entre investisseurs et États.
Les faits sous-jacents
En 2005, Devas Multimedia Services (« Devas »), un fournisseur de services de communication par satellite constitué en Inde, a conclu une entente commerciale avec Antrix Corporation Limited (« Antrix »), la branche commerciale de l'Organisation indienne de recherche spatiale (« ISRO »), qui relève du ministère de l'espace du gouvernement indien. Dans le cadre de cet accord, Antrix a accepté de louer à Devas des fréquences satellitaires pour ses services multimédias numériques.
En 2011, après un premier versement de 40 millions de dollars par Devas, Antrix a mis fin à l'entente en invoquant des raisons liées à la sécurité nationale. Le gouvernement indien a alors exproprié la propriété de Devas.
Les investisseurs et actionnaires de Devas2 alléguaient que la résiliation était illégale en vertu d'un traité bilatéral d'investissement (le « Traité »),3 et ont engagé une procédure d'arbitrage contre Antrix devant la Cour internationale d'arbitrage (« CCI »). La CCI a rejeté la défense d'Antrix et a accordé à Devas des dommages et intérêts d'un montant de 562,5 millions de dollars américains. Dans le cadre d'un arbitrage parallèle entre les investisseurs, les actionnaires de Devas et l'Inde, la Cour permanente d'arbitrage (« CPA ») a accordé aux investisseurs et aux actionnaires des dommages-intérêts d'un montant de 111 millions de dollars américains (ensemble, les « sentences »).4
Une fois les sentences rendues, l'Inde a déployé des efforts considérables pour les faire annuler ou modifier. Les investisseurs et les actionnaires ont pris des mesures de reconnaissance et d'exécution dans plusieurs juridictions, notamment en Belgique, en France, au Luxembourg, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni.5
Les créanciers de la sentence se sont tournés vers le Canada pour obtenir l'exécution de la sentence. En 2021, ils ont obtenu la saisie ex parte de fonds appartenant à l'« Airport Authority of India » (Autorité de l'Aéroport de l'Inde) (« AAI »), détenus par l'Association internationale du transport aérien (« AITA »). Ils ont également déposé une demande de reconnaissance et d'exécution des sentences. Vous pouvez lire notre article sur la décision du tribunal de première instance ici.
L'Inde a fait appel de ces décisions.
La décision de la Cour d'appel
La Cour d'appel du Québec a été saisie des questions suivantes :
- La mesure dans laquelle l'immunité des États, telle que définie dans la Loi sur l'immunité des États (« LIE»), protège les États tels que l'Inde de procédures d'exécution des sentences arbitrales;
- Si la question de l'immunité de l'État doit être tranchée avant que des mesures puissent être prises pour obtenir la saisie des biens avant jugement;
- La mesure dans laquelle les « alter egos » (c'est-à-dire les entités liées au gouvernement d'un État) peuvent bénéficier de la doctrine de l'immunité alors que l'État n'en bénéficie pas.
Question 1 : Pas d'immunité d'État
L'Inde a demandé le rejet de la demande de reconnaissance et d'exécution des sentences sur la base de l'immunité des États, à savoir l'article 3, paragraphe 1, de la Loi sur l'immunité des États, qui dispose que les tribunaux canadiens ne sont pas compétents à l'égard des États étrangers, à moins qu'une exception ne s'applique.
La Cour d'appel a confirmé la décision de la juridiction inférieure et a rejeté l'argument de l'Inde sur la base de l'exception de renonciation expresse. L'article 4, paragraphe 2, point a), de la LIE prévoit qu'un État étranger qui se soumet à la compétence du tribunal, expressément par écrit ou autrement, renonce à l'immunité accordée par l'article 3, paragraphe 1.6 La renonciation doit être sans équivoque, inconditionnelle et certaine. La Cour d'appel a déterminé que l'acceptation volontaire d'une clause d'arbitrage répond à cette exigence puisqu'elle inclut nécessairement la reconnaissance de la procédure et de la sentence.7 Bien que la LIE ne contienne pas d'article prévoyant la renonciation à l'arbitrage, la Cour d'appel a noté que le Canada considère une convention d'arbitrage comme étant une renonciation à l'immunité. La Cour d'appel a également noté qu'en invoquant l'immunité, l'Inde avait contrevenu à ses obligations en vertu de la Convention pour la reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères (la « Convention de New York »), qui exige des États contractants qu'ils reconnaissent les conventions d'arbitrage.8
La Cour d'appel n'a pas jugé nécessaire d'examiner l'exception de commercialité prévue à l'article 5 de la LIE, qui stipule qu'il n'y a pas d'immunité contre les procédures liées à l'activité commerciale d'un État. La juridiction inférieure s'est appuyée sur cette exception pour conclure que l'Inde n'était pas immunisée, et la Cour d'appel n'a pas renversé cet aspect de la décision. 9
Question 2 : Saisie avant jugement autorisée
Devas a demandé une saisie-arrêt avant jugement des fonds détenus par l'AITA au nom de l'Inde et de l'AAI en vertu de l'article 518 du Code de procédure civile du Québec.10 L'Inde a obtenu de la Cour supérieure du Québec qu'elle réduise la portée de la première saisie avant jugement et qu'elle annule la seconde. La Cour d'appel a renversé la décision et a maintenu les saisies, estimant que le juge Pinsonnault avait commis une erreur en exigeant que les parties abordent d'abord la question de l'immunité avant d'autoriser toute saisie avant jugement.11 La Cour d'appel a jugé que l'approche de la juridiction inférieure (exigeant des parties qu'elles tranchent la question de l'immunité avant d'obtenir des saisies) comportait le risque que les actifs se dissipent et ne soient plus disponibles pour satisfaire le jugement.12
La Cour d'appel a également noté que l'absence de compétence n'est qu'un motif d'annulation d'une saisie, et non une condition justifiant l'octroi d'une saisie.13 Pour décider d'accorder ou non une saisie avant jugement, la Cour doit seulement prendre en considération (i) l'existence d'une créance prima facie ; (ii) la crainte du requérant de ne pas récupérer les fonds, et (iii) que cette crainte soit fondée sur les manSuvres du débiteur visant à protéger ses actifs d'un éventuel jugement.14 Les requérants ayant fourni des preuves suffisantes au regard des critères susmentionnés, la saisie aurait dû être accordée, la question de l'immunité devant être examinée ultérieurement.
Question 3 : Immunité des acteurs étatiques
La Cour d'appel a examiné un deuxième motif d'appel découlant de la décision du tribunal de première instance, à savoir si le tribunal avait commis une erreur en estimant que l'AAI bénéficiait d'une immunité d'exécution de sentences après avoir conclu que l'Inde ne bénéficiait pas d'une immunité en vertu de la LIE en raison de sa renonciation à cette protection.
La Cour d'appel a déterminé que la juridiction inférieure n'avait pas correctement distingué si AAI avait une personnalité juridique distincte de celle de l'Inde et si, en tant qu'alter ego, elle pouvait maintenir son immunité alors que l'Inde elle-même ne le pouvait pas en raison de sa renonciation.15 L'AAI fonctionnait comme l'autorité de l'aviation de l'Inde et était entièrement contrôlée par le ministère indien de l'aviation civile. Dans ces conditions, la Cour d'appel a conclu que l'AAI était l'alter ego de l'Inde, ce qui signifie que (1) les fonds appartenaient à l'Inde et (2) que la renonciation à l'immunité de l'Inde s'étendait à l'AAI. 16
Il convient de noter qu'en juin 2022, le gouvernement du Québec a adopté la Loi sur l'Association du transport aérien international, qui a rendu insaisissables les sommes détenues par l'AITA à l'extérieur du Québec pour le compte de tiers auxquels elle fournit des services financiers (en l'occurrence, l'AAI). La Cour d'appel s'est penchée sur l'application de cette loi et a conclu qu'elle n'affectait pas les saisies antérieures à la date de rétroactivité.17
Réflexions finales
République de l'Inde c. CCDM est une décision importante qui examine de manière plus approfondie la façon dont un tribunal devrait aborder l'immunité des États en réponse à un État étranger, ou à ses alter egos, aux dispositions d'exécution des sentences arbitrales.
Footnotes
1. CNUCED : « Facts and figures on investor-State dispute settlement cases » (Faits et chiffres sur le règlement des différends entre investisseurs et États) [site web].
2. CC/DEVAS (Mauritius) Ltd, Devas Employees Mauritius Private Limited et Telcom Devas Mauritius Limited.
3. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620 aux ¶7,14, 16, 23.
4. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620 aux ¶15, 22, 23.
5. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620, aux ¶5, 25-30 ; voir Devas Multimedia America Inc & Ors c. Antrix Corporation Ltd & Ors, [2021] EWHC 1944 (Comm) (9 juillet 2021) où la Haute Cour de justice d'Angleterre et du Pays de Galles a examiné une demande de joindre des tiers à la demande de préservation de l'exécution appropriée de la sentence, compte tenu du fait qu'un liquidateur nommé par le tribunal d'une société nationale indienne avait pris des mesures pour annuler les démarches entreprises par le demandeur en vue d'exécuter la sentence arbitrale.
6. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620 au ¶61.
7. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620 au ¶72.
8. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620, aux ¶76 et 80 ; Convention de New York [site web].
9. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620 aux ¶42, 98 ; CC/Devas (Mauritius) Ltd. c. République de l'Inde, 2022 QCCS 4785 ¶65-88.
10. CC/Devas (Mauritius) Ltd. c. République de l'Inde, 2022 QCCS 7.
11. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620 aux ¶141, 148-149, 152, 156.
12. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620 au ¶143.
13. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620 au ¶138.
14. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620 au ¶145.
15. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620 au ¶178.
16. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620 aux ¶181-185.
17. République de l'Inde c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620 au ¶221.
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