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23 June 2025

Affaire Gaspé Énergies : La Cour d'appel se prononce sur son pouvoir de révision d'une permission d'en appeler et casse le sursis d'application d'une loi environnementale

Le 22 mai 2025, dans son arrêt Gaspé Énergies inc., la Cour d'appel du Québec précise dans quelles circonstances elle a le pouvoir de réviser un jugement accordant erronément...
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Le 22 mai 2025, dans son arrêt Gaspé Énergies inc.1, la Cour d'appel du Québec précise dans quelles circonstances elle a le pouvoir de réviser un jugement accordant erronément une permission d'appeler d'un jugement rendu en cours d'instance et casse le sursis d'applicationde la Loi mettant fin à la recherche d'hydrocarbures ou de réservoirs souterrains, à la production d'hydrocarbures et à l'exploitation de la saumure2 (la « LMF »).

La Cour d'appel réitère ainsi les critères applicables à la suspension d'une loi en cours d'instance, dont le fait qu'il ne convient pas d'exiger de l'État qu'il fasse la démonstration d'un préjudice réel dans l'application du critère de la prépondérance des inconvénients. Les tribunaux doivent plutôt présumer que la suspension de la loi causerait un préjudice irréparable à l'intérêt public, à moins que la partie demanderesse ne prouve le contraire à l'aide d'une preuve prépondérante.

L'affaire Gaspé Énergies en bref

À compter de juin 2011, plusieurs textes législatifs ont été adoptés afin de resserrer et de moderniser l'encadrement réglementaire de la recherche et de la mise en valeur des hydrocarbures au Québec3. Notamment, en septembre 2018, la Loi sur les hydrocarbures4 (la « LH ») est entrée en vigueur et a instauré un régime de licence et d'autorisation applicable à l'exploration, à la production et au stockage d'hydrocarbures.

En 2022, la LMF s'est ajoutée à ce corpus législatif. La LMF vise à mettre fin à la recherche et à la production d'hydrocarbures et à empêcher l'exploitation de la saumure au Québec. La LMF impose entre autres aux titulaires de licences révoquées de fermer les puits et de restaurer les sites concernés.

Plusieurs entreprises alléguant être titulaires de 101 licences d'exploration et de production et alléguant être propriétaires de 53 puits forés se sont donc tournées vers les tribunaux. Elles cherchent notamment à faire déclarer que les dispositions correspondantes de la LMF sont inconstitutionnelles au motif qu'elles portent atteinte à leur droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de leurs biens garanti par l'article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne5(la « Charte québécoise »).

Les entreprises demanderesses ont également demandé la suspension, pendant l'instance, de certaines dispositions de la LMF.

Le jugement de première instance et la permission d'en appeler

Le 25 janvier 2024, la Cour supérieure a accueilli les demandes de sursis d'application au motif que les trois critères applicables6 étaient satisfaits.

Quant au premier critère, la Cour supérieure a conclu que les entreprises demanderesses avaient démontré l'existence d'une question sérieuse à trancher7. Quant au second, la Cour supérieure a estimé qu'ellessubiraient un préjudice sérieux ou irréparable en l'absence d'un sursis puisque les dispositions de la LMF requièrent la fermeture des puits et la restauration des sites, d'une part, et la communication d'informations potentiellement confidentielles au ministre de l'Économie, de l'Innovation et de l'Énergie (le « Ministre»), d'autre part8.

Enfin, à l'égard du troisième et dernier critère, elle a conclu que la prépondérance des inconvénients favorisait les entreprises demanderesses. Le juge était en effet d'avis que les inconvénients pour le gouvernement étaient moindres que ceux que subiraient les intimées si elles devaient se conformer à la LMF pendant l'instance. Au soutien de cette conclusion, il a notamment retenu que « maintenir les puits ouverts, alors qu'aucune preuve ne démontre qu'ils posent un risque pour l'environnement ou la protection du public, ne constitue pas un inconvénient important »9.

Le gouvernement du Québec a par la suite obtenu la permission d'en appeler de ce jugement, arguant que le juge de première instance a erré en droit dans l'évaluation de la prépondérance des inconvénients.

En réponse à l'octroi de cette permission, les entreprises demanderesses ont avancé que le jugement de première instance ne cause aucun préjudice à l'État, en contradiction avec l'article 31 al. 2 du Code de procédure civile10(le « C.p.c. »). Cet article permet en effet qu'une permission d'appeler soit octroyée lorsqu'un jugement rendu en cours d'instance cause un préjudice irrémédiable à une partie. En appel, elles ont donc soutenu que l'octroi de la permission posait une question préalable de compétence, car une permission accordée erronément serait ultra vires de la compétence de la Cour d'appel11.

En plus de l'application des critères applicables à un sursis d'application d'une loi, l'arrêt Gaspé Énergies soulève donc la question plus générale du pouvoir de la Cour d'appel de réviser un jugement rendu sur une demande de permission d'appeler régie par l'article 31 al. 2 C.p.c.

L'arrêt de la Cour d'appel

Sur cette dernière question, la Cour d'appel s'est écartée de l'opinion majoritaire énoncée dans l'arrêt Elitis Pharma inc. c. RX Job inc.12 et a statué que l'article 31 al. 2 C.p.c. ne pose pas une question préalable de compétence13. La Cour d'appel conclut donc que, dans le cas où un juge estime, peut-être à tort, que la permission doit être accordée, l'appel est régulièrement formé et son évaluation ne peut être révisée par une formation de la Cour, sauf dans trois situations, soit : 1) lorsque le droit d'appel n'existe pas; 2) lorsque le juge n'est pas compétent pour accorder une permission; ou 3) lorsque le juge rejette une demande de permission d'appeler de bene esse, alors que l'appel est de plein droit14.

Sur le fond de l'appel, et plus particulièrement à l'égard du critère de la prépondérance des inconvénients, la Cour d'appel rappelle qu'il existe une présomption à l'effet que la loi contestée a été adoptée pour le bien public et qu'elle poursuit un objectif d'intérêt général valable15. Elle souligne donc que les tribunaux ne doivent pas se demander si la loi a réellement cet effet ni exiger une preuve à cet égard. Ils doivent plutôt supposer que c'est le cas et présumer que l'intérêt public commande l'application continue de la loi16. Statuant que la suspension, même temporaire, des articles visés de la LMF aurait comme conséquence d'entraîner un retard important dans la fermeture des puits, soit un inconvénient significatif pour l'État et l'objectif d'intérêt public qu'elle poursuit (en l'occurrence, la lutte contre les changements climatiques), la Cour d'appel a conclu que le juge de première instance n'a pas accordé à l'intérêt public l'importance qu'il mérite à l'étape de la prépondérance des inconvénients et s'est par le fait même trouvé à examiner la sagesse de la loi17, soit une tâche qui ne lui revient pas.

En définitive, la Cour d'appel a donc accueilli l'appel du sursis d'application des articles de la LMF, sauf en ce qui concerne l'article 67 al. 1 LMF relatif au caractère public des documents et renseignements détenus par le Ministre18.

Conclusion et commentaires

En plus d'accorder un poids significatif au rôle de filtrage conféré par la loi à un juge unique se prononçant sur une demande de permission d'appeler, cet arrêt illustre le fardeau de preuve élevé – mais non insurmontable – auquel font face les justiciables demandant que des dispositions législatives soient suspendues en cours d'instance.

Le gouvernement n'ayant pas le monopole de l'intérêt public19, la partie qui demande la suspension d'une loi peut satisfaire ce fardeau en démontrant que l'ordonnance recherchée serait elle-même à l'avantage du public20. Pour ce faire, il est toutefois nécessaire de convaincre le tribunal à l'aide d'une preuve que des avantages pour l'intérêt public découleront de l'octroi du redressement demandé, ce qui, en l'occurrence, n'avait pas été accompli par les entreprises demanderesses21.

Nous invitons les justiciables et juristes impliqués dans des contestations d'ordre constitutionnel à suivre cette affaire avec attention. Sur le fond de l'affaire, la Cour supérieure sera notamment appelée à trancher si la LMF viole l'article 6 de la Charte québécoise malgré l'exception qu'il prévoit. L'article 6 énonce en effet que « [t]oute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi ».

Footnotes

1 Procureur général du Québec c. Gaspé Énergies inc., 2025 QCCA 629 (l'arrêt « Gaspé Énergies »).

2 RLRQ, c. R-1.01.

3 Gaspé Énergies, par. 9.

4 RLRQ, c. H-4.2. Cette loi correspond aujourd'hui à la Loi sur le stockage de gaz naturel et sur les conduites de gaz naturel et de pétrole, RLRQ c. S-34.1.

5 RLRQ c. C-12.

6 Les critères applicables à une demande de sursis d'application sont (1) l'apparence de droit ou l'existence d'une question sérieuse, (2) le préjudice sérieux ou irréparable en l'absence de sursis et (3) la prépondérance des inconvénients.

7 Gaspé Énergies, par. 27.

8 Id., par. 28.

9 Id., par. 29-30.

10 RLRQ c. C-25.01.

11 Gaspé Énergies, par. 31.

12 2012 QCCA 1348.

13 Gaspé Énergies, par. 59.

14 Id., par. 60.

15 Id., par. 117.

16 Id.

17 Id., par. 129 et 135.

18 Id., par. 141.

19 Id., par. 119; RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 ("RJR"), p. 343; Procureur général du Québec c. Quebec English School Board Association, 2020 QCCA 1171, par. 59.

20 Gaspé Énergies, par. 119. La notion d'intérêt public comprend « à la fois les intérêts de l'ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables ». Voir à ce sujet : RJR, p. 344.

21 Gaspé Énergies, par. 120.

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