Le 29 juillet, le gouvernement fédéral a annoncé sa volonté de s'attaquer au contenu criminel et les formes graves de contenu préjudiciable circulant sur les réseaux sociaux et autres services en ligne. Le contenu ciblé se regroupe en cinq catégories :

  1. Contenu lié à l'exploitation sexuelle des enfants en ligne, incluant tout contenu lié à la pornographie juvénile et à d'autres infractions de nature sexuelle relatives aux enfants;
  2. Contenu terroriste, incluant tout contenu encourageant activement le terrorisme et susceptible d'entraîner du terrorisme;
  3. Contenu incitant à la violence, incluant tout contenu encourageant activement la violence ou menaçant activement de violence, et susceptible d'entraîner la violence;
  4. Contenu découlant du partage non consensuel d'images intimes, incluant le partage d'images ou de vidéos intimes d'une personne n'ayant pas donné son consentement, ou pour laquelle il n'est pas possible de déterminer si tel consentement a été donné;
  5. Contenu consistant en un discours haineux tel que défini à la Loi canadienne sur les droits de la personne modifiée (par le Projet de loi C-36) et rencontrant les critères établis par la Cour suprême dans sa jurisprudence sur les discours haineux.

À noter que ces définitions sont inspirées du Code criminel, mais débordent certainement de son cadre – les documents publiés le disent d'ailleurs nommément. Hors du droit criminel, l'obtention de remèdes pour des propos tenus publiquement – incluant dommages-intérêts et injonctions pour les faire disparaître – relève du droit civil, propre à chaque province. Le législateur devra donc être attentif dans sa réglementation de propos qui s'éloignent de ceux visés au Code criminel, pour ne pas prêter flanc à un débat constitutionnel basé sur le partage de compétences.

L'initiative présentée se veut complémentaire au Projet de loi C-36 dans la lutte contre le discours haineux et la propagande haineuse. Ce projet de loi propose notamment un amendement à la Loi canadienne sur les droits de la personne pour y ajouter un article sur la communication de discours haineux :

Communication de discours haineux

13 (1) Constitue un acte discriminatoire le fait de communiquer ou de faire communiquer un discours haineux au moyen d'Internet ou de tout autre mode de télécommunication dans un contexte où le discours haineux est susceptible de fomenter la détestation ou la diffamation d'un individu ou d'un groupe d'individus sur le fondement d'un motif de distinction illicite.

Définition de discours haineux

(9) Au présent article, discours haineux s'entend du contenu d'une communication qui, sur le fondement d'un motif de distinction illicite, exprime de la détestation à l'égard d'un individu ou d'un groupe d'individus ou qui manifeste de la diffamation à leur égard.

Précision : discours haineux

(10) Pour l'application du paragraphe (9), il est entendu que le contenu d'une communication n'exprime pas de détestation et ne manifeste pas de diffamation pour la seule raison qu'il exprime une aversion ou du dédain ou qu'il discrédite, humilie, blesse ou offense.

Il faut le préciser, l'initiative du gouvernement fédéral a pour objectif de s'attaquer au contenu criminel et aux formes graves de contenu préjudiciable en ligne; les propos blessants, humiliants ou offensants ne sont pas visés. L'importance de protéger et de respecter la liberté d'expression et le libre débat est reconnue et répétée à plusieurs reprises dans les documents mis à la disposition du public pour présenter cette initiative.

C'est pourquoi le contenu visé par la définition de « discours haineux » devra rencontrer les critères établis par la Cour suprême dans sa jurisprudence en la matière.

Le plus haut tribunal du pays a en effet eu l'occasion d'énoncer plusieurs balises relativement au discours haineux. En 2013, elle jugeait que, pour qu'une disposition législative limitant les discours haineux soit une limite raisonnable à la liberté d'expression, les propos tenus doivent être d'une ampleur telle qu'ils ne nuisent pas seulement à des individus, mais tentent également de marginaliser le groupe dont ils font partie « en attaquant son statut social et en compromettant son acceptation aux yeux de la majorité » (Saskatchewan (Human Rights Commission) c Whatcott, 2013 CSC 11, par. 80). Le préjudice subi doit être plus large qu'un préjudice purement individuel et être infligé au groupe (Whatcott, par. 81). Le sentiment ou l'émotion de l'auteur des propos ou des victimes n'est pas pertinent à l'évaluation d'un tel préjudice, évaluation qui doit être le plus objective possible et plutôt porter sur « l'effet que peuvent avoir les propos haineux sur la façon dont les personnes qui ne font pas partie du groupe vont percevoir le statut social de ce groupe » (Whatcott, par. 82).

Pour ce qui est de la mise en œuvre de l'initiative présentée, le gouvernement compte déposer un nouveau cadre législatif et règlementaire à l'automne. Ce cadre législatif et règlementaire est très ambitieux, avec l'imposition d'obligations contraignantes sur les plateformes de médias sociaux et autres services en ligne – assorties d'amendes salées en cas de non-respect – et la création de différents organismes de réglementation pour administrer ce nouveau régime.

Parmi les obligations proposées qui incomberaient aux exploitants de plateformes de médias sociaux et autres fournisseurs de service de communication en ligne (désignés « FSCL » par le gouvernement), des mesures de surveillance, de traitement des signalements et de retrait du contenu jugé préjudiciable deviendraient obligatoires. Selon le scénario proposé, du moment où un usager aurait signalé un certain contenu, le FSCL aurait à évaluer si ce contenu rencontre les définitions établies par la loi et, dans l'affirmative, rendre ce contenu inaccessible au Canada, le tout à l'intérieur d'un délai donné – 24 heures est proposé par le gouvernement, quoique différents délais pourraient être établis pour différents types de contenu.

Le FSCL serait alors dans l'obligation d'informer de sa décision tant l'auteur du contenu que le signaleur, en leur donnant la possibilité de demander le réexamen de cette décision et de présenter leurs observations en vue de ce réexamen.

Tout ceci se déroulerait au sein des entités réglementées, qui auraient à établir à l'interne des systèmes adéquats pour permettre les signalements, leur évaluation, la prise de décision, la communication de celle-ci et son réexamen.

Un autre volet d'obligations qui incomberaient aux FSCL a un aspect informationnel; ils auraient à récolter certaines informations, notamment quant au volume et au type de contenu traité à chaque étape du processus, et en faire rapport au public de manière périodique. Les FSCL seraient également tenus de préserver certains renseignements et éléments de preuve pouvant appuyer une enquête. Certains contenus spécifiques (ceux considérés comme une menace à la sécurité publique par exemple) feraient l'objet de mesures additionnelles; ils ne seraient pas purement retirés mais devraient être déclarés aux forces de l'ordre et/ou au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS).

Pour les usagers n'étant pas satisfaits de la décision ultime d'un FSCL – la décision de retirer ou conserver le contenu signalé, puis le résultat du réexamen de cette décision à l'interne –, le gouvernement propose la création d'un organisme fédéral indépendant qui agirait comme tribunal d'appel de ces décisions des FSCL : le Conseil de recours en matière numérique du Canada. Celui-ci rendrait des décisions publiques et contraignantes sur la nature préjudiciable ou non du contenu faisant l'objet de l'appel, au regard des définitions réglementaires. Si le contenu est jugé préjudiciable, le Conseil de recours ordonnerait au FSCL de le retirer et informerait de sa décision un autre organisme qui en assurerait le respect : le Commissaire à la sécurité numérique.

Le Commissaire à la sécurité numérique serait mis sur pied pour superviser et améliorer la modération du contenu en ligne. Il s'assurerait de la conformité des FSCL aux obligations leur incombant en application du nouveau régime. Advenant que le Commissaire à la sécurité numérique conclut à la non-conformité d'un FSCL, il pourrait émettre une ordonnance de conformité et recommander l'imposition ou non d'une sanction administrative pécuniaire au FSCL en défaut. Cette recommandation d'émettre ou de ne pas émettre de sanction administrative pécuniaire serait faite au Tribunal de la protection des renseignements personnels et des données, dont l'implantation est prévue à un autre projet de loi, le Projet de loi C-11. Ce Tribunal entendrait les appels des conclusions et ordonnances du Commissaire à la sécurité numérique et déciderait d'imposer ou non lesdites sanctions administratives pécuniaires.

Celles-ci peuvent être conséquentes et se chiffrer jusqu'à 10 millions de dollars (10 000 000 $) ou 3 % du revenu brut global du FSCL en question, selon le montant le plus élevé des deux.

Alternativement à ces sanctions administratives pécuniaires, des procédures pénales pourraient être introduites en cas de violation. Les infractions résultantes pourraient mener à des pénalités pouvant aller jusqu'au montant le plus élevé entre 25 millions de dollars (25 000 000 $) ou 5 % du revenu brut global du FSCL, ou encore 20 millions de dollars (20 000 000 $) ou 4 % du revenu brut global du FSCL en cas de déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

Les décisions de chacun de ces trois organismes – le Conseil de recours en matière numérique, le Commissaire à la sécurité numérique et le Tribunal de la protection des renseignements personnels et des données – pourraient être déposées à la Cour fédérale du Canada, ce qui rendrait ladite décision exécutoire comme un jugement de cette Cour.

Finalement, un Comité consultatif serait mis sur pied pour informer et conseiller ces différents organismes sur les nouvelles tendances et technologies de l'industrie et sur les pratiques et normes de modération de contenu.

Les documents publiés tendent à démontrer une réelle volonté du gouvernement fédéral de s'attaquer au contenu criminel et aux formes graves de contenu préjudiciable circulant sur les réseaux sociaux. Les obligations sont exhaustives et contraignantes et les pénalités, conséquentes en cas de non-conformité. Une brochette d'entités est proposée pour s'assurer que le cadre proposé ne soit pas qu'une liste de souhaits et soit au contraire mis à exécution. Des mesures sont même prévues pour éviter que toutes ces mesures et instances soient vite dépassées au niveau technologique.

À noter tout de même que l'on vise des catégories de propos qui sont somme toute étroitement encadrés par la Cour suprême. L'initiative aura donc une portée d'autant limitée, ce qui est une bonne nouvelle pour la liberté d'expression mais qui ne règlera évidemment pas tous les problèmes engendrés par certains propos tenus sur les médias sociaux. C'est le cas notamment de propos harcelants ou diffamatoires qui devront toujours faire l'objet de procédures en vertu des dispositions législatives et du droit civil applicable.

Nous voyons quelques autres éléments auxquels porter attention pour s'assurer de préserver la libre expression. En effet, comme les pénalités sont conséquentes, le média social aura certainement un incitatif à retirer plus de contenu signalé que moins et ne pas tenter de défendre un contenu qui, au final, n'est pas le sien. De plus, le délai de 24 heures pour prendre connaissance d'un contenu signalé, l'évaluer et, le cas échéant, procéder à son retrait est très rapide pour certains types de contenu ciblés par ce nouveau cadre. Le contenu terroriste ou de nature sexuelle relatif aux enfants est peut-être plus facilement identifiable, mais cette détermination devient plus délicate et subtile en ce qui a trait au discours haineux. Comme énoncé plus haut, les critères établis par la Cour suprême et auxquels les documents réfèrent nommément sont très exigeants pour que des propos soient considérés comme de la propagande haineuse. Cette évaluation pourrait nécessiter plus de 24 heures suite au signalement.

Une consultation publique sur ce qui est proposé est en cours. La population et les parties intéressées ont jusqu'au 25 septembre pour y participer et faire part de leurs commentaires.

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