Dans son jugement rendu le 19 avril 2022 dans l'affaire Option Consommateurs c. Nippon Yusen Kabushiki Kaisha1, le juge Donald Bisson de la Cour supérieure du Québec a refusé la suspension des procédures d'une action collective québécoise au profit du dossier parallèle procédant devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Ce jugement vient remettre en question la notion et la possibilité d'avoir des classes nationales au Canada, établissant que dans certains cas, une action collective nationale pourrait être « impossible »2.

Le contexte

Le 1er avril 2019, la Cour supérieure du Québec a autorisé l'exercice d'une action collective3 contre les défenderesses, alléguant un complot visant à restreindre indûment la concurrence et à élever déraisonnablement le prix des services de transport maritime par navire roulier, désigné également comme « transport par Ro-Ro ». Cette action est intentée au nom de toute personne ayant acheté au Québec des services de transport par Ro-Ro ou ayant acheté ou loué au Québec un véhicule automobile neuf, de la machinerie agricole neuve ou de l'équipement de construction neuf ayant été transporté par navire roulier entre le 1er février 1997 et le 31 décembre 2012 (les « Membres du groupe »). Les Membres du groupe fondent leur réclamation sur la Loi sur la concurrence4et sur la responsabilité extracontractuelle en vertu du  Code civil du Québec («  C.c.Q . »).

C'est dans ce contexte que les défenderesses ont déposé une demande de suspension de l'action collective québécoise et de l'action parallèle en Ontario jusqu'à ce qu'un jugement final sur les questions communes soit rendu dans le dossier procédant au mérite devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique, l'objectif étant ainsi de procéder avec un seul procès national en Colombie-Britannique. Alors que l'action collective en Colombie-Britannique n'incluait pas encore les Membres du Québec, une demande à cet effet avait été déposée par les défenderesses elles-mêmes qui demandaient de manière simultanée de suspendre le dossier québécois jusqu'à ce que la Cour suprême de la Colombie-Britannique se soit prononcée sur la demande d'ajout du sous-groupe québécois.

Éléments importants

L'absence en Colombie-Britannique d'un groupe incluant les résidents du Québec

Alors que des suspensions d'actions collectives au Québec ont été octroyées dans des situations où l'action étrangère incluait déjà les résidents du Québec, ce n'était pas le cas en l'instance. Tel que noté, la demande de modification pour inclure les résidents du Québec était toujours pendante devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique.

À cet effet, le tribunal a décidé qu'il n'était pas approprié ni proportionnel de suspendre le dossier québécois afin d'attendre la décision de la Colombie-Britannique concernant la demande d'ajout des résidents québécois. Ne sachant pas quand la Cour suprême de la Colombie-Britannique rendrait une décision sur la question, le dossier québécois risquait donc d'être suspendu de facto pendant un an ou plus, sans aucune décision concernant la demande de suspension au Québec.

Conséquemment, les défenderesses devaient démontrer que le tribunal de la Colombie-Britannique avait compétence sur les membres québécois en vertu du droit interne de cette province. Toutefois, puisque le droit de la Colombie-Britannique n'avait pas été allégué par les défenderesses, le tribunal, pour ce seul motif, a rejeté la demande de suspension.

Néanmoins, pour des fins de bonne administration de la justice, le tribunal a poursuivi son analyse tout en supposant que la Cour suprême de la Colombie-Britannique a compétence sur les résidents québécois et qu'elle accepterait l'ajout des résidents québécois à la procédure.

Forum non conveniens

Les défenderesses ont aussi argumenté une demande de suspension basée sur les critères du forum non conveniens, qui constitue une demande de déclination de compétence au profit d'un tribunal étranger, et non pas une demande de suspension. L'article 3135 C.c.Q. prévoit que bien qu'elle soit compétente pour connaître d'un litige, une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d'une partie, décliner cette compétence si elle estime que les autorités d'un autre État sont mieux à même de trancher le litige. À ce titre, l'arrêt Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp.5de la Cour suprême du Canada énonce les critères dont il faut tenir compte, tout en précisant qu'aucun n'est déterminant en soi. S'il ne se dégage pas une impression nette tendant vers un seul et même forum étranger, le tribunal devrait alors refuser de décliner compétence.

En l'espèce, le tribunal a conclu que ces critères n'étaient pas satisfaits, notamment puisque le jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique visant les Membres du Groupe québécois ne pourrait être reconnu au Québec, étant l'un des critères que la Cour doit considérer. En effet, en matière de reconnaissance de jugement étranger dans une action collective, la première étape consiste à vérifier si l'une ou l'autre de ces situations justifient la compétence de l'autorité étrangère selon l'article 3168 C.c.Q.6 :

  1. Le défendeur était domicilié dans l'État où la décision a été rendue;
  2. Le défendeur avait un établissement dans l'État où la décision a été rendue et la contestation est relative à son activité dans cet État;
  3. Un préjudice a été subi dans l'État où la décision a été rendue et il résulte d'une faute qui y a été commise ou d'un fait dommageable qui s'y est produit;
  4. Les obligations découlant d'un contrat devaient y être exécutées;
  5. Les parties leur ont soumis les litiges nés ou à naître entre elles à l'occasion d'un rapport de droit déterminé; cependant, la renonciation du consommateur ou du travailleur à la compétence de l'autorité de son domicile ne peut lui être opposée;
  6. Le défendeur a reconnu leur compétence. »

Dans le cas présent, le tribunal était d'avis qu'aucune de ces situations ne conférait valablement compétence à la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Plus particulièrement, le juge a déterminé que ni le demandeur, ni les Membres du groupe, n'ont reconnu la compétence de la Cour suprême de la Colombie-Britannique quant à l'adjudication de leur litige. Bien au contraire, ils la contestaient. Dans ces circonstances, la décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique ne pouvait pas être reconnue au Québec, constituant un obstacle fatal à l'application du forum non conveniens.

Enfin, l'étude des autres critères du forum non conveniens par le juge Bisson en obiter dictum s'est révélé neutre ou militant en faveur de la juridiction québécoise. De ce fait, il a conclu que la suspension du dossier québécois n'avait pas lieu d'être ordonnée.

La suspension des procédures en vertu de l'article 3137 C.c.Q.

L'article 3137 C.c.Q. prévoit que le tribunal peut, à la demande d'une partie, quand une action est introduite devant elle, surseoir à statuer si une autre action entre les mêmes parties, fondées sur les mêmes faits et ayant le même objet, est déjà pendante devant une autorité étrangère, pourvu qu'elle puisse donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec, ou si une telle décision a déjà été rendue par une autorité étrangère. En l'espèce, l'action en Colombie-Britannique ne pouvant donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec, cet élément faisait encore une fois échouer une demande suspension en vertu de cet article.

La suspension des procédures en vertu de l'article 49 du Code de procédure civile  (« C.p.c. »)

En vertu des articles 18, 49 et 577 du C.p.c., lorsque les dossiers ont les mêmes faits, les mêmes objets et les mêmes parties, le ou la juge du dossier québécois peut néanmoins exercer sa discrétion et suspendre le dossier québécois si l'intérêt des membres du groupe proposé et la saine administration de la justice le justifient.

Dans le cas présent, l'aspect des « ressources judiciaires » inclus à la notion de saine administration de la justice favorisait la tenue d'un seul procès au Canada. Toutefois, l'intérêt des membres du Québec de maintenir le procès au Québec l'emportait ici nettement sur toute autre considération. Ainsi, puisque la Cour suprême de la Colombie-Britannique n'a pas encore compétence sur les résidents du Québec et que ses décisions ne peuvent être reconnues au Québec, le tribunal conclut qu'il y a peu davantage à suspendre le dossier québécois.

En conséquence, le juge Donald Bisson a rejeté la demande de suspension du dossier québécois soumise par les défenderesses sur cette base.

Conclusion

Comme le précise le juge Bisson, « le présent jugement vient donc remettre en question la notion établie des classes nationales pancanadiennes partout au Canada »7. Ainsi, malgré qu'il demeure possible d'avoir une classe nationale hors Québec, la Cour a mis au clair que ceci pourrait seulement être possible lorsque les membres du groupe québécois y consentent ou lorsqu'il y a des facteurs de rattachement avec la province hors Québec. En dehors de ces circonstances, la Cour semble avoir fermé la porte à des actions collectives nationales hors Québec.

Enfin, comme le tribunal le souligne, bien qu'il puisse paraître étrange que deux procès sur une même question aient potentiellement lieu au Canada, il reviendra à la Cour suprême de la Colombie-Britannique de suspendre son dossier si on lui demande, ou aux parties de s'entendre sur le choix de la province dans laquelle le dossier procédera et des modalités pour y arriver.

Il y a lieu de mentionner qu'une requête pour permission d'appeler déposée par les défenderesses a été accueillie par la Cour d'appel.8

Footnotes

Option Consommateurs  c. Nippon Yusen Kabushiki Kaisha (NYK) 2022 QCCS 1338.

Id., para. 173.

Option Consommateurs c. Nippon Yusen Kabushiki Kaisha 2019 QCCS 1155 (quatre demandes de permission d'appel rejetées : Kawasaki Kisen Kaisha Ltd. c. Option consommateurs 2019 QCCA 1139).

4 L.R.C. (1985), ch. C-34.

2002 CSC 78, para. 71.

6 3168 C.c.Q.

Option Consommateurs c. Nippon Yusen Kabushiki Kaisha (NYK), préc., note 1, para. 173.

8Nippon Yusen Kabushiki Kaisha c. Option Consommateurs 2022 QCCA 863.

The content of this article is intended to provide a general guide to the subject matter. Specialist advice should be sought about your specific circumstances.