Le 14 avril dernier, saisi en référé par l'Union syndicale Solidaires, le Tribunal Judiciaire de Nanterre a ordonné à la Société Amazon France Logistique, entité française en charge des activités sur le territoire du géant américain, de restreindre son activité à la réception, préparation et expédition des commandes concernant trois catégories de produits (produits alimentaires, produits d'hygiène et produits médicaux). Cette interdiction valait tant que la Société n'aurait pas mené, en y associant les représentants du personnel, une évaluation des risques professionnels inhérents à l'épidémie de covid-19 et mis en Suvre les mesures nécessaires de prévention et de protection de la santé des salariés. Cette condamnation était assortie d'une astreinte d'un million d'euros par infraction et par jour de retard.
La Société a interjeté appel de cette décision le lendemain, et a cessé toutes ses activités dans ses entrepôts français dans l'attente de la décision d'appel dont l'audience se tenait le mardi 21 avril devant la Cour d'appel de Versailles.
Cette dernière, dans une décision rendue le 24 avril, a confirmé l'ordonnance du 14 avril, en enjoignant à la Société de procéder à une évaluation des risques professionnels inhérents à l'épidémie de covid-19, en y associant les représentants du personnel conformément aux dispositions de la circulaire DRT2006 du 18 avril 2002, et de mettre en Suvre les mesures nécessaires de prévention et de protection de la santé des salariés.
Cette confirmation s'inscrit dans la logique des différentes décisions rendues dans le cadre de l'urgence sanitaire sur la protection de la santé et de la sécurité des salariés qu'il incombe à l'employeur de mettre en Suvre.
Au même titre que l'ordonnance du 14 avril rendue en première instance (voir l'analyse faite ici) cette décision ne constitue aucunement une interdiction générale faite aux entreprises de recourir au commerce en ligne pour assurer la continuité de la distribution de leurs produits dans le contexte actuel, ni une interdiction générale pour les professionnels de la logistique de continuer à exercer leurs activités. Elle témoigne en revanche du respect scrupuleux qui doit animer l'employeur dans la mise en Suvre des mesures de protection de ses salariés telles qu'issues des règles édictées par le code du travail et les différentes instructions émanant du gouvernement dans le cadre de la crise sanitaire.
LE CONTENU DE LA DECISION
Reprenant l'intégralité des chefs de la décision de première instance, la Cour d'appel de Versailles s'est à nouveau prononcée pour confirmer en tous points l'ordonnance du 14 avril. Ainsi :
- Sur la violation de l'interdiction des activités mettant en présence simultanée plus de 100 personnes en milieu clos ou ouvert.
Pour rappel, l'Union syndicale Solidaires voyait dans le
fait que la composition des équipes dans les entrepôts
Amazon (qui sont par définition des milieux clos),
était de plus de 500 personnes, une violation de
l'interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes,
posée par les articles 2 de l'arrêté du 14
mars 2020 et 7 du décret 2020-293 du 23 mars 2020. Elle
soutenait que le maintien des activités de la
Société dans ces conditions, en violation de cette
interdiction et sans autorisation dérogatoire des
autorités compétentes, constituait un trouble
manifestement illicite causant un dommage imminent tant aux
salariés concernés qu'à leurs proches et
à l'ensemble de la population, et sollicitait de ce chef
sa cessation.
Le tribunal judiciaire de Nanterre n'avait pas fait droit
à cette demande.
La Cour d'appel a suivi le raisonnement du juge de
première instance, rappelant d'abord que l'article 1
de l'arrêté du 14 mars liste en son article 8 les
entreprises et établissements devant cesser d'accueillir
du public et que l'activité de la Société
n'était pas concernée. Le législateur
ayant par ailleurs prévu la continuité de
l'activité économique pour les entreprises ne
pouvant recourir au télétravail, sous condition de
respect des règles de protection de la santé et de la
sécurité des salariés, l'application
combinée de l'ensemble de ces dispositions conduit la
Cour d'appel à conclure que la limitation des
rassemblements de plus de 100 personnes a bien vocation à
restreindre la liberté de réunion des citoyens mais
n'a pas vocation à constituer une interdiction
générale de la poursuite des activités des
entreprises non concernées par les mesures de fermeture ni
une limitation générale apportée à la
liberté d'entreprendre.
La confirmation de cette position rassurera, à tout le moins
sur ce point précis, les acteurs qui continuent à
exercer leurs activités professionnelles - quelles
qu'elles soient à partir du moment où elles ne
sont pas interdites - dans des lieux clos accueillant plus de 100
personnes.
- Sur l'appréciation de la violation de l'obligation de sécurité et de prévention de la sante? des salariés
A nouveau, la Cour d'appel a repris l'argumentation du
juge de première instance. Ainsi, bien qu'elle
reconnaisse que la Société a produit des efforts pour
informer les CSE de chaque site des mesures prises pour se
conformer aux règles de protection, elle estime, à la
suite des premiers juges, qu'elle n'a pas
procédé à une évaluation suffisante ou
plus précisément proportionnée aux enjeux du
risque épidémique et des risques psycho-sociaux qui
lui sont associés.
L'absence de concertation in concreto avec les salariés,
désignés comme « premiers acteurs de leur
sécurité » dans la décision, a eu,
selon la Cour, un impact sur la mise à jour du document
unique d'évaluation des risques (DUER) sur chacun des
sites pour prendre en compte ces risques psychos sociaux.
Ainsi, il a été fait grief à la
Société ne n'avoir pas été en
mesure de produire des documents clairs faisant état
d'une réelle concertation et d'une prise en compte
des risques liés à la possibilité d'une
contamination.
Mais la Cour d'appel ne s'est pas contentée de
reprendre ces éléments présentés en
première instance. La Société faisait en effet
remarquer qu'à la suite de la première
décision, elle avait procédé à un
arrêt complet de ses activités afin de se conformer
aux injonctions de l'ordonnance et avait procédé
dans le même temps à la mise en Suvre de nouvelles
mesures ainsi qu'à une nouvelle évaluation des
risques listant une centaine de points pouvant susciter des
questions ou interrogations et soumettant ces résultats aux
membres des CSE.
Pour la Cour, cet état de fait n'est cependant pas de
nature à amoindrir les effets de la première
décision en matière de sécurité puisque
:
- Cette nouvelle évaluation a pris place dans le contexte
d'un arrêt total de l'activité,
empêchant l'apport essentiel des retours
d'expérience, notamment des salariés ;
- La concertation mise en place depuis le 15 avril fait état
d'un travail long et commençant à peine, preuve,
selon la Cour, que les risques causés par le Covid-19
n'avaient pas auparavant été suffisamment pris en
considération et que les mesures mises en Suvre
l'avaient été mais sans plan d'ensemble, sans
méthode et sans véritable association des
salariés.
- Au regard des pièces versées au débat, 5 des
6 sites de la Société étaient, au jour de la
décision, encore dans la phase d'évaluation des
risques, cette dernière n'étant pas
terminée, et qu'aucune de ces procédures
d'évaluation n'avait fait l'objet d'une
consultation auprès du CSE central.
Bien qu'elle reconnaisse que la Société
s'était engagée dans la voie vertueuse de
l'évaluation des risques, notamment psychosociaux, en
concertation avec les salariés et leurs
représentants, la Cour d'appel estime cependant que ce
processus n'était pas encore abouti et ne permettait
pas, au jour de la décision, d'établir que la
Société avait satisfait à ses obligations de
sécurité et de prévention prévues aux
articles L. 4121-1 et suivants du Code du travail.
Dès lors, l'absence d'une évaluation des
risques adaptée au contexte d'une pandémie et en
concertation avec les salariés après consultation
préalable du CSE central, ainsi que l'insuffisance des
mesures prises par la société sont, pour la Cour
d'appel, constitutives d'un trouble manifestement illicite
exposant au surcroit les salariés à un dommage
imminent de contamination susceptible de se propager à des
personnes extérieures à l'entreprise.
- Sur les mesures de restriction de l'activité
La décision d'appel suit également
l'ordonnance de première instance dans
l'édiction de mesures de restriction de
l'activité en conséquence de la violation par la
Société de ses obligations, constitutive d'un
trouble manifestement illicite et à l'origine d'un
dommage imminent.
Ainsi, tant que la Société n'aura pas mis en
Suvre une évaluation des risques telle qu'elle a
été précédemment décrite ainsi
que les mesures prévues à l'article L.4121-1 du
code du travail en découlant, elle doit, et dans un
délai de 48 heures à compter de la signification de
la décision d'appel, restreindre les activités de
ses entrepôts aux seules activités de
réception/préparation/expédition des produits
relevant de catégories limitées. A la
différence de la décision de première instance
qui listait trois catégories générales de
produits pouvant continuer à faire l'objet des
activités susvisées (produits alimentaires, produits
d'hygiène et produits médicaux), la Cour
d'appel précise (et élargit, notamment
s'agissant des produits indispensables au
télétravail que les autorités ont entendu
privilégier) la liste des produits concernés, en se
référant expressément cette fois aux
catégories figurant dans le catalogue de la
Société (en réalité - on l'imagine
- du site internet Amazon), à savoir :
- Hightech, Informatique, Bureau ;
- « Tout pour les animaux » de la rubrique Maison
Bricolage Animalerie ;
- Santé et soin du corps, « Homme », «
Nutrition », « Parapharmacie » de la rubrique
Beauté Santé et Bien-être ; et
- Epicerie, Boissons et Entretien.
Passé ce délai et pour un mois, une astreinte de
100 000 euros pourra être prononcée contre la
Société pour chaque réception,
préparation et/ou expédition de produits non
autorisés.
LES ENSEIGNEMENTS DE CETTE DECISION
La reprise de l'argumentaire développée en première instance par le Tribunal Judiciaire de Nanterre fait signe vers un renforcement de la jurisprudence en matière de santé et de sécurité dans le contexte particulier de l'épidémie de coronavirus.
Ainsi, il semble déterminant d'associer étroitement les représentants du personnel, particulièrement le CSE, les salariés eux même et la Médecine du Travail à l'évaluation des risques et à la mise en place des mesures de prévention et de protection des travailleurs. Cette concertation, qui nécessite une appréciation in concreto, ainsi que l'ensemble de mesures de formation et d'information des salariés, doivent faire l'objet de documents écrits, directement productibles à la demande de l'administration et de la justice, et s'intégrer dans un plan d'ensemble, méthodique et documenté, quitte à faire appel à des intervenants extérieurs pour garantir l 'efficacité de leur contenu et de leurs qualités pédagogiques pour l'ensemble des acteurs de l'entreprise.
Dans ce cadre, une attention toute particulière doit être portée à la mise en place de plans de prévention ainsi qu'à l'actualisation du document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP), lequel doit prendre en compte l'ensemble des risques relatifs à l'épidémie dans l'entreprise, et notamment les risques psychosociaux. Cette obligation se retrouve par exemple dans une ordonnance du 9 avril 2020 prise en référé, le Tribunal Judiciaire de Paris a rappelé à la Poste son obligation spécifique d'élaboration d'un Document Unique d'Evaluation des risques intégrant notamment les risques pyschosociaux.
Comme évoqué en introduction, cette décision ne doit en aucune manière être comprise comme une interdiction générale faite à la vente d'autres produits que ceux relevant de la catégorie « première nécessité ». A ce titre, d'autres décisions sont venues renforcer cette certitude, comme celle du tribunal judiciaire de Lille, qui dans une ordonnance en référé du 24 avril 2020, a débouté la Fédération CGT des personnels du commerce de la distribution et des services de sa demande de fermeture des rayons alimentaire, hygiène, parapharmacie et papeterie d'un magasin carrefour.
Par ailleurs, la Cour d'appel semble avoir entendu user de sa prérogative prétorienne pour proposer une définition jurisprudentielle nouvelle des « produits de première nécessité » auxquels les activités de la Société avaient été restreintes à l'issue de la première instance. L'élargissement apporté avec les produits indispensables au télétravail et ceux afférents aux animaux semble avoir pris en considération le rôle social essentiel joué par le commerce en ligne en général, et Amazon en particulier, dans la période d'urgence sanitaire comme point d'approvisionnement utilisé par une grande partie de la population. La précision apportée par la Cour d'Appel via référence aux catégories du catalogue de la Société répond sans doute également à la nécessité pour la Société d'avoir une visibilité claire sur les produits concernés.
Article orignally published on 24 April 2020
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