Le 15 juillet dernier, dans l'affaire Cambie Surgeries Corporation v. British Columbia (Attorney General), la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a confirmé une décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Celle-ci avait reconnu la constitutionnalité des dispositions prohibant l'assurance privée pour des soins de santé couverts par le régime public en vertu de l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Le contexte

Les demandeurs, qui sont des patients de la Colombie-Britannique ainsi que des exploitants de cliniques médicales, contestent la validité constitutionnelle de trois dispositions du Medicare Protection Act de la Colombie-Britannique. D'une part, ces dispositions interdisent aux médecins inscrits au Medical Services Plan d'imposer des frais à leurs patients qui sont supérieurs à ce qui est payé par le régime public. D'autre part, elles empêchent la vente d'assurance privée pour des services couverts par le régime public.

Le juge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, qui a été saisi du dossier, a déterminé que les dispositions législatives contestées ne portaient pas atteinte au droit à la vie et à la liberté de la personne protégé par la Charte canadienne des droits et libertés. Il a toutefois reconnu que les dispositions portaient atteinte au droit à la sécurité de certains patients dans la mesure « où elles empêchent les patients de recourir à des soins privés lorsque le système public n'a pu dispenser ces services dans un délai raisonnable1. » Néanmoins, le juge d'instance a estimé que les demandeurs n'avaient pas réussi à démontrer que l'atteinte était non conforme aux principes de justice fondamentale. En raison de cette détermination, le juge a débouté les demandeurs.

Le jugement de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique

La Cour d'appel débute son analyse de la violation alléguée de l'article 7 de la Charte, soit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, en faisant remarquer que cette contestation est inspirée de l'arrêt Chaoulli rendu par la Cour suprême du Canada en 2005. Pour deux raisons, la Cour d'appel est d'avis que cette décision ne fait pas autorité dans le cas en l'espèce : 1) il n'y a pas de consensus sur la violation de l'article 7 dans Chaoulli, et 2) le test requis en vertu de l'article 7 a évolué depuis 2005.

Le droit à la vie

Selon la Cour d'appel, pour qu'il y ait violation du droit à la vie, les appelants doivent démontrer que la loi contestée impose la mort ou un risque augmenté de mort sur la personne, de façon directe ou indirecte2.

Citant avec approbation l'approche du juge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, les juges de la Cour d'appel sont d'avis que les demandeurs peuvent prouver cette violation de deux façons : 1) l'action gouvernementale ou la loi a l'effet d'imposer la mort ou un risque accru de mort sur une personne spécifique, et 2) l'action gouvernementale ou la loi a l'effet d'imposer la mort ou un risque accru de mort sur un groupe de personnes, qui n'ont pas besoin d'être parties à l'instance.

Bien que la Cour soit d'accord avec l'approche préconisée par le juge d'instance quant au fardeau de prouver une atteinte au droit à la vie, celle-ci n'est pas d'accord avec la conclusion du juge à l'effet que les dispositions contestées ne portent pas atteinte au droit à la vie.

Analysant la preuve relative aux différents codes de priorité de patients mis en place dans la province ainsi que le pourcentage de patients excédant le temps limite d'attente, la Cour d'appel soumet que cette situation expose des patients à un risque augmenté de mort :

« It is clear from the priority code 1 and 2 data that many patients are waiting beyond the applicable benchmarks for diagnostic or surgical procedures that are necessary to respond to life-threatening conditions. Given the underpinnings of priority code 1, it is inescapable that, all other things being equal, waiting beyond the benchmark increases the risk of death for those patients3. » (Soulignements ajoutés)

Selon la Cour d'appel, les dispositions attaquées portent atteinte au droit à la vie4.

Le droit à la liberté

La Cour d'appel est toutefois d'avis qu'il n'y a pas d'atteinte au droit à la liberté. Elle estime que le droit à la liberté dans le contexte médical doit être limité au droit de consentir ou de retirer son consentement à recevoir des soins5.

Tout en reconnaissant que le droit à la liberté équivaut au droit de faire des choix fondamentaux personnels à l'abri de l'interférence de l'État, cela n'inclut pas les choix de nature purement économique.

Selon la Cour, le droit à la liberté n'est pas à ce point étendu qu'il inclut la décision de recevoir des soins médicaux publics ou privés :

« We think it stretches the definition of "liberty" too far to suggest the choice of private or public medical care is a fundamental choice related to autonomy and human dignity6. »

Le droit à la sécurité

À l'instar du juge d'instance, la Cour d'appel considère que les dispositions contestées portent atteinte au droit à la sécurité de la personne. Se fondant en grande partie sur son analyse de l'atteinte au droit à la vie, la Cour estime que certaines personnes qui attendent au-delà des délais prescrits par les différents codes de priorité éprouveront « serious harm and not an ordinary annoyance », soit le degré requis pour faire intervenir le droit à la sécurité7.

La Cour d'appel rejette toutefois la prétention des appelants voulant qu'il y ait eu violation au droit à la sécurité du seul fait que le délai d'attente prescrit par le code de priorité a été dépassé8, ce qui est le cas, selon la preuve au dossier, dans 72,2 % des cas pour le code de priorité le plus urgent (qui requiert une intervention dans un délai de deux semaines)9.

Les principes de justice fondamentale

L'analyse d'une violation de l'article 7 de la Charte se fait par l'étude de deux critères. Le premier, satisfait en l'espèce, requiert des demandeurs qu'ils démontrent une atteinte à leur droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité. Le deuxième requiert que les demandeurs démontrent que cette atteinte n'est pas justifiée par les principes de justice fondamentale. Pour réussir, les appelants doivent démontrer que la disposition législative 1) est arbitraire, 2) a une portée excessive, et 3) est grossièrement disproportionnée.

Avant d'analyser cette cause, la Cour a déterminé que l'objectif du Medicare Protection Act est double : maintenir un service de santé public et offrir un système de santé où ce sont les besoins et non les moyens qui déterminent l'accès10.

Les dispositions contestées sont-elles arbitraires?

Une disposition est arbitraire lorsque l'effet de celle-ci n'a aucun lien avec son objet11. La Cour d'appel est d'avis que les dispositions contestées ne sont pas arbitraires considérant que leur effet, notamment de prohiber le développement d'un système parallèle grâce à l'assurance privée, est intimement lié à l'objectif de la loi, c'est-à-dire de préserver le système public et l'accès de celui-ci à tous, peu importe leurs ressources financières. La Cour considère que le fait de permettre l'assurance privée ferait en sorte que les secteurs privé et public seraient en compétition pour un nombre limité de professionnels, minant ainsi le secteur public12.

Les dispositions contestées ont-elles une portée excessive?

La disposition a une portée excessive lorsqu'elle va trop loin et empiète sur un comportement sans lien avec son objectif. La Cour estime que tel n'est pas le cas en l'espèce. Elle est d'avis que les dispositions sont nécessaires pour respecter l'objectif du législateur, soit de maintenir le système de santé public ainsi que l'accès de celui-ci à tous indépendamment de leurs moyens13.

Les dispositions contestées sont-elles grossièrement disproportionnées?

Pour que cela soit le cas, il faut que les effets de la disposition sur la vie, la liberté ou la sécurité de la personne soient totalement disproportionnés par rapport à ses objectifs et qu'ils ne puissent avoir d'assise rationnelle14. La Cour d'appel rappelle que ce fardeau est élevé et qu'il n'est pas respecté en l'espèce15.

La majorité considère que le cas en l'espèce met en jeu des « competing charter rights » entre les patients qui pourront se payer une assurance privée et ceux qui ne pourront pas. Elle estime que cela doit être considéré à ce stade de l'analyse16. La majorité est d'avis que bien que les dispositions contestées portent atteinte au droit à la vie et à la sécurité de certaines personnes, ces effets ne sont pas totalement disproportionnés avec leur objectif, c'est-à-dire le choix sociétal de permettre à tous un accès aux soins de santé, et ce, peu importe leurs ressources financières.

Pour la majorité, les dispositions contestées sont conformes aux principes de justice fondamentale, et les demandeurs n'ont pas réussi à démontrer une violation de l'article 7.

Opinion de la juge Fenlon

Bien qu'en accord avec la conclusion de ses collègues, la juge Fenlon est d'avis que les dispositions contestées portent atteinte aux droits à la vie et à la sécurité et que cette atteinte n'est pas conforme aux principes de justice fondamentale, dans la mesure où elles sont grossièrement disproportionnées. Elle estime que demander à des patients d'attendre leur tour, ce qui fait en sorte augmenter le risque de mort en plus de provoquer des souffrances, est « totalement disproportionné » à l'objectif de maintenir un système public17.

Elle opine toutefois que le cas à l'étude est l'un des rares où une violation à l'article 7 est néanmoins justifiée en vertu de l'article 1 de la Charte.

Chaoulli et le droit à l'intégrité dans la jurisprudence

L'affaire Cambie n'est pas sans rappeler l'arrêt de la Cour suprême dans Chaoulli18, où la majorité de la Cour avait statué que le fait d'attendre de longues périodes avant d'obtenir des soins était une source d'inquiétude, d'angoisse et de stress dans la plupart des cas, ce qui affectait l'intégrité psychologique des personnes touchées, constituant ainsi une atteinte au droit à la sécurité19.

Sur la question des principes de justice fondamentale, seul le critère « d'arbitraire »20 est abordé, et ce, par trois des quatre juges de la majorité. Ces derniers sont d'avis qu'il n'y a pas de lien entre l'interdiction de souscrire une assurance privée et le maintien de soins de santé publics de qualité21.

Au moment d'écrire le présent article, on ignore si l'arrêt Cambie sera porté en appel devant la Cour suprême du Canada. Le cas échéant, ce dossier constituerait une occasion de clarifier l'état du droit sur la prohibition de l'assurance privée pour des services médicaux assurés par le système public en vertu de la Charte, surtout que l'arrêt Chaoulli a été rendu il y a déjà 18 ans et que l'analyse de l'article 7 a grandement évolué depuis ce temps22.

Les auteurs remercient Gabriel Auger Pinsonneault, étudiant en droit, pour sa collaboration à la rédaction de cet article.

Footnotes

1.Cambie Surgeries Corporation.v..British Columbia (Attorney General), 2022 BCCA 245, paragraphe.4.

2.Ibid., par. 163.

3.Id., par. 193.

4.Id., par. 232.

5.Id., par. 234.

6.Id., par. 240.

7.Id., pars. 245 et 265.

8.Id., par. 251.

9.Id., par.189.

10.Id., pars. 265 et 302.

11.Canada (Procureur général).c..Bedford, 2013 CSC 72, par. 98.

12.Cambie Surgeries Corporation.v..British Columbia (Attorney General), 2022 BCCA 245, par. 308.

13.Id., par. 319.

14.Canada (Procureur général).c..Bedford, 2013 CSC 72, par. 120.

15.Cambie Surgeries Corporation.v..British Columbia (Attorney General), 2022 BCCA 245, par. 321.

16.Ibid., par. 340.

17.Id., par. 391.

18.Chaoulli.c..Québec, 2005 CSC 35.

19.Ibid., par. 117.

20.Le droit à l'intégrité est une composante intégrale du droit à la sécurité protégé par la.Charte canadienne..La Cour suprême s'exprimait ainsi dans l'arrêt.Morgentaler: «.ce droit protège à la fois l'intégrité physique et psychologique de la personne. »,.R.c. Morgentaler, 1988 1 RCS 30, par. 243.

21.Id., par. 152.

22.Pensons notamment à l'analyse approfondie effectuée par la Cour suprême dans l'arrêt.Carter.c..Canada (Procureur général),.2015 CSC 5, pars. 64-ss.

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