Dans l'arrêt Sherman (Succession) c. Donovan publié le 11 juin 2021, la Cour suprême du Canada a précisé le test de common law applicable aux ordonnances de mise sous scellés dans les affaires civiles et, en particulier, a reconnu la vie privée comme un intérêt public important qui pourrait justifier une mise sous scellés. Le présent billet expose le raisonnement qui a mené à la décision de la Cour suprême et examine également plusieurs ordonnances prononcées ultérieurement par les tribunaux de l'Ontario et de la Colombie-Britannique, qui ont appliqué le test de common law amélioré de la décision Sherman (Succession) à des contextes commerciaux.

CONTEXTE

Principe de la publicité des débats judiciaires

L'accessibilité des procédures judiciaires au public constitue un élément fondamental du droit canadien. Les tribunaux reconnaissent depuis longtemps l'importance du principe de la publicité des débats judiciaires pour la protection des droits constitutionnels à la liberté d'expression et à la liberté de la presse garantis par l'article 2b) de la Charte des droits et libertés.

Néanmoins, les tribunaux ont la compétence nécessaire pour ordonner le retrait des registres publics de documents ou de renseignements déposés devant eux aux fins de leur mise sous scellés dans certaines circonstances. Afin de se prononcer sur cette dérogation, appelée « ordonnance de mise sous scellés », les tribunaux doivent établir une pondération entre les effets positifs de la protection des renseignements confidentiels ou sensibles et les effets négatifs découlant de l'accès restreint aux dossiers judiciaires.

Historique de l'instance

En 2017, un couple important a été retrouvé mort dans sa résidence. Après le décès du couple, les fiduciaires de leurs successions ont sollicité le prononcé d'ordonnances de mise sous scellés des dossiers judiciaires liés à l'homologation des successions du couple (les « dossiers d'homologation »).

La Cour supérieure de justice de l'Ontario a accordé les ordonnances de mise sous scellés pour une période de deux ans, au motif, entre autres, que les effets bénéfiques des ordonnances de mise sous scellés sur la vie privée des personnes touchées, notamment les bénéficiaires des successions, l'emportaient sur leurs effets préjudiciables.

Un journaliste et le journal pour lequel il écrivait ont interjeté appel de la décision de la Cour supérieure de l'Ontario. Ils ont prétendu que les ordonnances de mise sous scellés portaient atteinte au principe de publicité des débats judiciaires et aux droits constitutionnels à la liberté d'expression et à la liberté de la presse.

Les ordonnances de mise sous scellés ont été levées à l'unanimité par la Cour d'appel de l'Ontario ( 2019 ONCA 376), qui a conclu, entre autres, que les préoccupations en matière de vie privée des fiduciaires des successions étaient insuffisantes pour justifier les ordonnances de mise sous scellés qui avaient été accordées.

L'ordonnance de la Cour d'appel qui annulait les ordonnances de mise sous scellés a été suspendue en attendant l'issue du pourvoi formé devant la Cour suprême du Canada par les fiduciaires des successions.

DECISION DE LA COUR SUPREME DU CANADA

La question centrale de l'appel était la suivante : la protection de la vie privée des personnes concernées par les dossiers d'homologation constituait-elle un intérêt public important qui pouvait justifier les mises sous scellés des dossiers d'homologation en application du test portant sur les limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires? Le test mis au point par la Cour suprême du Canada dans la décision Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), oblige la partie qui sollicite le prononcé d'une ordonnance de mise sous scellés à démontrer ce qui suit :

  • une ordonnance de mise sous scellés est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, car d'autres mesures raisonnables ne permettront pas d'écarter le risque;
  • les effets positifs de l'ordonnance de mise sous scellés l'emportent sur ses effets négatifs, y compris l'intérêt du public à la publicité des débats judiciaires.

Analyse de la Cour suprême

Dans l'arrêt Sherman(Succession), la Cour suprême a conclu qu'aux termes du test mis au point dans Sierra Club, il faut établir les trois « conditions préalables » suivantes en vue d'obtenir une ordonnance de mise sous scellés :

  • la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;
  • l'ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l'intérêt mis en évidence, car d'autres mesures raisonnables ne permettront pas d'écarter ce risque;
  • du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l'ordonnance de mise sous scellés l'emportent sur ses effets négatifs.

Depuis l'arrêt Sierra Club, il a été établi par la jurisprudence que l'ordonnance de mise sous scellés sera accordée seulement si l'intérêt dont la protection est demandée possède un élément public (par exemple, l'intérêt public au maintien des ententes de confidentialité ou à la protection de l'intégrité des procédures judiciaires).

Plus particulièrement, dans l'arrêt Sherman (Succession), la Cour suprême a reconnu qu'un aspect de la vie privée, principalement la protection de la dignité individuelle, constituait un intérêt public suffisamment important pouvant justifier une exception au principe de la publicité des débats. La Cour suprême a qualifié la dignité de « droit de présenter des aspects fondamentaux de soi-même aux autres de manière réfléchie et contrôlée ».

Le juge Kasirer, qui rédige la décision unanime de la Cour, a souligné que la présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires ne peut être réfutée facilement et a estimé que l'intérêt du public à la protection de la dignité sera menacé seulement lorsque les renseignements dont la protection est demandée :

... portent atteinte à ce que l'on considère parfois comme l'identité fondamentale de la personne concernée : des renseignements si sensibles que leur diffusion pourrait porter atteinte à la dignité de la personne d'une manière que le public ne tolérerait pas, pas même au nom du principe de la publicité des débats judiciaires.

La Cour a ensuite observé que les diagnostics médicaux et le travail stigmatisés, l'orientation sexuelle et le fait d'avoir été victime d'agression sexuelle ou de harcèlement constituent des exemples de renseignements sensibles.

Décision de la Cour suprême

La Cour suprême rejette le pourvoi en application de ce cadre au motif, entre autres, que les renseignements en cause dans les dossiers d'homologation n'étaient pas sensibles au point de remettre en question la dignité des personnes touchées.

Plus particulièrement, le juge Kasirer a observé que même si un risque sérieux pour l'intérêt en matière de vie privée avait été établi, ce risque n'aurait probablement pas justifié une ordonnance de mise sous scellés, car d'autres mesures, comme l'interdiction de publication, auraient probablement prévenu ce risque.

APPLICATION DE L'ARRET SHERMAN (SUCCESSION) A DES DEMANDES RECENTES D'ORDONNANCES DE MISE SOUS SCELLES

Ontario

Même si l'arrêt Sherman (Succession) ne concernait pas des demandes d'ordonnances de mise sous scellés présentées en contexte commercial, il est cité dans un certain nombre de décisions récentes de la Cour supérieure de justice de l'Ontario (rôle commercial) (la « Cour de l'Ontario ») qui tranchent des demandes d'ordonnances de mise sous scellés, notamment :

  • Dans le cadre des procédures de mise sous séquestre de la société de gestion de placements canadienne Bridging Finance Inc. (Ontario Securities Commission v. Bridging Finance Inc., 2021 ONSC 4347), le juge en chef Morawetz a appliqué l'analyse de la Cour suprême dans l'arrêt Sherman (Succession) en vue d'approuver la mise sous scellés : (i) d'un régime de maintien en poste des employés clés qui contenait des renseignements confidentiels et personnels sur la rémunération de chaque employé admissible; (ii) de renseignements sur le plan d'action recommandé par le séquestre dans le cadre de l'opération de remboursement proposée, dont les modalités étaient confidentielles.
  • Dans le cadre des procédures intentées en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC») contre Guardian Financial Corporation et certaines entités liées – membres du groupe d'une société américaine qui exploite un réseau d'espaces de travail partagés aux États-Unis et au Canada – le juge Dietrich s'est appuyé sur l'arrêt Sherman (Succession) afin d'approuver la mise sous scellés d'un avenant à une convention de bail, au motif que celui-ci contenait des renseignements commercialement sensibles à propos de la négociation du bail.
  • Dans le cadre des procédures intentées en vertu de la LACC contre l'Université Laurentienne de Sudbury (la « Laurentienne ») (Re Laurentian University of Sudbury, 2021 ONSC 4769), le juge en chef Morawetz s'est prononcé sur la mise sous scellés de la version non caviardée d'une proposition rédigée par un conseiller en immobilier dont la Laurentienne souhaitait retenir les services. Selon la Laurentienne, la proposition contenait des renseignements commercialement sensibles et exclusifs, qui pouvaient menacer l'entreprise du conseiller en immobilier s'ils étaient divulgués au public et à la concurrence. Le juge Morawetz, qui s'est appuyé sur l'arrêt Sherman Estate, a exprimé des préoccupations à propos de la portée de la demande d'ordonnance de mise sous scellés. Il a observé que certains aspects de la proposition ne semblaient pas comprendre de renseignements commercialement sensibles et exclusifs. Le conseiller juridique de la Laurentienne a divulgué ultérieurement certaines parties de la proposition portant sur les tarifs et le budget du conseiller en immobilier, limitant ainsi la portée de la demande d'ordonnance de mise sous scellés, qui a été accueillie.

Colombie-Britannique

La Cour suprême de la Colombie-Britannique (la « Cour de la C.-B. ») s'est également appuyée sur l'arrêt Sherman (Succession) afin de décider s'il fallait accorder une ordonnance de mise sous scellés. Dans la décision United States v. Meng, 2021 BCSC 1253 rendue dernièrement, la Cour de la C.-B. a refusé la mise sous scellés de certains documents bancaires dans le cadre de la procédure d'extradition de Wanzhou Meng, chef des finances de la société de télécommunications Huawei. La procédure d'extradition comprenait des allégations selon lesquelles Mme Meng avait induit une banque en erreur afin de faciliter certaines opérations en violation des sanctions américaines contre l'Iran. Les documents visés par la demande de mise sous scellés incluaient des rapports de la banque et des communications bancaires de haut niveau portant sur la stratégie et les décisions liées à ses activités avec Huawei.

Dans l'étude de la demande de mise sous scellés, la Cour de la C.-B. a reconnu que des renseignements commerciaux pouvaient mettre en jeu des intérêts en matière de vie privée et soulever un intérêt public important. La Cour de la C.-B., appliquant l'analyse de l'arrêt Sherman (Succession), a estimé que l'intérêt au secret des affaires en cause, puisqu'il était propre à la banque, ne soulevait aucun intérêt public important dans la foulée. Selon la Cour de la C.-B, même si l'intérêt de la banque à protéger la confidentialité de ses documents internes pouvait être qualifié d'intérêt public important, rien n'indiquait que cet intérêt était sérieusement menacé par la publication des documents puisque certains d'entre eux avaient déjà été résumés dans les procédures et étaient lourdement caviardés. Plus particulièrement, la Cour de la C.-B. a affirmé qu'elle s'attendait au caviardage de l'identité et des coordonnées des représentants de la banque mentionnées dans les documents conformément à un « protocole médiatique » préalablement établi dans le cadre de l'instance.

PRINCIPALES CONCLUSIONS

  • L'arrêt Sherman (Succession) de la Cour suprême souligne l'importance du principe de la publicité des débats judiciaires qui reflète le droit à la liberté d'expression protégé par la constitution.
  • Par conséquent, dans la foulée des décisions récentes susmentionnées, les demandes d'ordonnance de mise sous scellés pourraient être soumises à un contrôle judiciaire plus rigoureux à l'avenir, notamment dans les contextes commerciaux.
  • Les parties qui sollicitent une ordonnance de mise sous scellés à l'avenir devraient garder à l'esprit cette possibilité de contrôle accru et se demander si des mesures de rechange, comme le caviardage, pourraient servir à prévenir la divulgation de renseignements commerciaux sensibles.

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