Le 23 mars 2020, nous avons commenté l'arrêt de la Cour d'appel du Québec dans le dossier Arrangement relatif à Consultants SM inc1. La Ville de Montréal (la « Ville ») a porté cet arrêt devant la Cour suprême du Canada et l'audition du pourvoi a eu lieu le 20 mai 2021.

Le 10 décembre 2021, la Cour suprême du Canada (la « Cour suprême ») a rejeté le pourvoi de la Ville, rendant ainsi un arrêt important en matière de « compensation pré-post » et en ce qui concerne les « dettes non-libérables » en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC »).

L'équipe d'insolvabilité et restructuration de Fasken a représenté l'acheteur de Groupe SM dans le cadre de la contestation réussie de cet appel à la Cour suprême.

Plus spécifiquement, la Cour suprême a conclu qu'une entente conclue dans le cadre du programme de remboursement volontaire découlant de la Loi 26 ne constitue pas forcément une dette découlant d'une fraude au sens de l'article 19(2) de la LACC. De plus, la Cour suprême a tempéré l'application de l'arrêt Kitco en concluant que même si, dans certains cas exceptionnels, le tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire pour permettre la « compensation pré-post », la Ville n'a pas satisfait aux critères pouvant le permettre.

Contexte factuel et procédural

Le Groupe SM était une firme québécoise d'ingénierie, de gestion de projet et de consultation composée de plusieurs filiales et opérant dans une trentaine de pays. Elle employait environ 700 employés et gérait plusieurs centaines de contrats actifs.

En 2017, avant le processus de restructuration, le Groupe SM a conclu une entente de règlement confidentielle avec la Ville de Montréal dans le cadre du programme de remboursement volontaire (le « PRV ») en vertu de la Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manSuvres dolosives dans le cadre de contrats publics (la « Loi 26 »). Cette entente prévoyait le paiement par le Groupe SM de sommes échelonnées sur plusieurs années à la Ville de Montréal (la « Ville ») à titre de remboursement volontaire (la « Créance PRV »). Il est à noter que selon les termes de la Loi 26, un règlement en vertu du PRV est fait « sans admission » et ne constitue pas une reconnaissance de responsabilité.

Au mois d'août 2018, un processus de restructuration en vertu de la LACC a été entamé à l'égard du Groupe SM, et Restructuration Deloitte inc. fut nommée à titre de contrôleur (le « Contrôleur »).

Dès le début des procédures de restructuration, il fut établi qu'un processus de vente des actifs du Groupe SM devrait être mis en place. FNX-Innov Inc. et certaines compagnies affiliées ont rapidement été identifiées comme les acquéreurs intéressés (l' « Acquéreur ») et, au mois de novembre 2018, la Cour a rendu une ordonnance de dévolution approuvant la transaction de vente des actifs du Groupe SM à l'Acquéreur. Les actifs achetés incluaient notamment plus de 1 739 contrats du Groupe SM ainsi que les comptes clients du Groupe SM.

Entre l'émission de l'ordonnance initiale et la vente des actifs, le Groupe SM avait effectué des travaux au bénéfice de la Ville dans le cadre de certains contrats, que Groupe SM chiffrait alors à une valeur de 825 892,20$ (la « Créance SM »). La Créance SM a été cédée à l'Acquéreur dans le cadre de la transaction.

La Ville a pris la position que la Créance SM n'avait pas à être payée à l'Acquéreur suite à la transaction au motif que celle-ci pouvait opérer compensation légale entre la Créance SM et deux créances : (1) la Créance PRV, et (2) une créance découlant d'une action déposée après le début des procédures de restructuration à l'égard du Groupe SM et d'autres défendeurs où la Ville alléguait l'existence d'un stratagème de collusion dans le cadre de l'octroi d'un contrat pour l'installation de compteurs d'eau (la « Créance compteurs d'eau »).

La Ville soutenait qu'elle pouvait opérer cette compensation malgré les conclusions de l'arrêt Kitco de la Cour d'appel du Québec à l'effet qu'une telle compensation « pré-post » n'est pas admissible, au motif que la Créance PRV était une dette non libérable qui faisait exception à la règle établie dans Kitco.

Suite à cette prise de position par la Ville, le Contrôleur a déposé une demande en jugement déclaratoire afin de demander à la cour supérieure de déclarer que la Ville ne pouvait opérer la compensation qu'elle invoquait et de lui ordonner de payer la Créance SM.

Tribunaux inférieurs

En première instance, la juge Corriveau a accueilli la demande du Contrôleur, rejetant les prétentions de la Ville et condamnant celle-ci à payer la Créance SM. Toutefois, dans le cadre de son jugement, la juge Corriveau statue que malgré le libellé de la Loi 26 et l'entente PRV, la Créance PRV constituait bel et bien une dette découlant d'une fraude au sens de l'article 19(2) LACC ne pouvant être compromise par un plan d'arrangement sans l'approbation expresse de la Ville. Par contre, malgré le caractère « non-libérable » de la Créance PRV, la compensation demandée par la Ville ne pouvait s'opérer entre une dette pré et une dette post.

La Ville a demandé et obtenu la permission de porter ce jugement en appel.

La majorité de la Cour d'appel a rejeté les prétentions de la Ville, avalisant ainsi la position de l'Acquéreur. Rappelant les principes énoncés par la Cour d'appel dans l'arrêt Kitco, la Cour d'appel réitère l'impossibilité d'opérer une compensation entre dettes pré et post dépôt. De plus, contrairement aux conclusions de la juge Corriveau, la Cour d'appel conclut que la Créance PRV n'était pas une créance visée par l'Article 19(2), et qu'ainsi elle n'était pas une dette non libérable.

Quant à la Créance compteurs d'eau, la Cour d'appel a affirmé que la compensation légale ne pouvait s'opérer puisque celle-ci n'était ni certaine, ni liquide, ni exigible au moment du début des procédures d'insolvabilité.

Décision de la Cour suprême du Canada

Composée d'un banc de sept juges, la majorité de la Cour suprême (six juges) a rejeté le pourvoi de la Ville.

Partant, la Cour suprême confirme l'analyse de la Cour d'appel voulant que la Créance PRV n'est pas visée par l'article 19(2) LACC, d'une part, puisque la Ville n'a administré aucune preuve en ce sens, et d'autre part, puisque le texte du PRV et de l'Entente PRV n'appuient aucunement cette prétention. À cet égard, la CSC énonce notamment que le simple fait de participer au PRV ne saurait être assimilé à une preuve de fraude et qu'il y a plusieurs raisons pouvant inciter une entreprise à y participer :

[42] En dernier lieu, il convient de souligner qu'il est facile d'imaginer qu'une entreprise ayant conclu un contrat public possiblement litigieux avec un organisme public fasse le choix stratégique de participer au PRV par crainte de mauvaise publicité ou encore pour éviter de s'exposer au régime exorbitant prévu au chapitre III de la Loi 26, lequel serait susceptible d'emporter pour elle, si le recours était accueilli en faveur de l'organisme, une responsabilité financière additionnelle non négligeable, en sus des frais juridiques qu'elle aurait à débourser.

Ensuite, la Cour suprême vient tempérer la règle de l'arrêt Kitco interdisant la « compensation pré-post » en matière de restructuration sous la LACC. Selon la Cour suprême, bien que la suspension des procédures suspende également la compensation entre dettes « pré » et « post », le tribunal conserve le pouvoir discrétionnaire de lever la suspension selon les faits particuliers de chaque affaire. Cependant, la Cour doit faire preuve de prudence « considérant le fort potentiel perturbateur d'une telle compensation ». En effet, la Cour suprême énonce que généralement, le préjudice subi par un créancier souhaitant opérant la compensation « pré-post » ne justifie pas d'élargir la portée des règles de la compensation :

[72] Le préjudice subi par un créancier désirant opérer compensation pré-post ne justifie pas d'élargir la portée de l'art. 21. Lorsque la dette due par le créancier prend naissance après le prononcé de l'ordonnance de suspension, le préjudice n'est qu'illusoire. Le fait que le créancier ait contracté des obligations envers la compagnie débitrice durant la période de suspension ne le place pas dans une pire situation que celle dans laquelle il aurait été s'il avait plutôt contracté avec un tiers. S'il avait contracté avec un tiers, il aurait de la même façon été contraint de payer intégralement le prix des produits ou services qu'il a obtenus (Tungsten (C.S.), par. 27). Le créancier qui contracte avec la compagnie débitrice durant la période de statu quo sait ou devrait savoir qu'il ne recevra probablement que des sous pour chaque dollar de sa créance pré-ordonnance et que le paiement de sa dette post-ordonnance lui bénéficiera, ainsi qu'aux autres créanciers.

Or, en l'espèce, la Cour suprême a conclu que la levée exceptionnelle de la suspension n'était pas appropriée et que la juge de première instance n'aurait pas eu à exercer son pouvoir discrétionnaire en ce sens, les critères cumulatifs de l'arrêt Callidus n'ayant pas été satisfaits, à savoir: (1) que l'ordonnance demandée est indiquée, et (2) que le demandeur a agi de bonne foi et (3) avec la diligence voulue2. Selon la Cour suprême, il n'était pas opportun de lever la suspension des procédures, la Ville ne bénéficiant que d'une créance ordinaire étant donné son défaut de prouver la fraude alléguée. La Ville erre lorsqu'elle assimile son intérêt à titre de créancier à l'intérêt public, et ce, malgré le fait qu'elle soit une municipalité3. Ainsi, sa prétention selon laquelle l'objectif de protection de l'intérêt public milite en faveur de la compensation pré-post doit être rejetée. De plus, la Ville n'aurait pas agi avec la diligence requise, lorsqu'elle a attendu au moins 47 jours avant d'invoquer, pour la première fois, qu'elle n'entendait pas payer pour les services rendus par le Groupe SM postérieurement à l'ordonnance initiale :

[92] Dans la présente affaire, il appert clairement que la Ville ne s'est pas comportée conformément à la norme de diligence attendue dans le cadre d'une procédure fondée sur la LACC. À ce propos, Deloitte soutient que la Ville aurait dû signifier son intention d'opérer compensation dans les jours qui ont suivi le prononcé de l'ordonnance initiale, le 24 août 2018. Le dossier ne révèle pas que la Ville a pris connaissance de l'ordonnance initiale dès le 24 août 2018, mais, tel qu'indiqué dans un courriel adressé au procureur de Deloitte, elle connaissait l'existence de cette ordonnance depuis le 10 septembre 2018 au moins. Quoi qu'il en soit, nous sommes d'avis qu'un créancier diligent, une fois qu'il a pris connaissance de l'insolvabilité du débiteur alors qu'il est l'objet d'une procédure intentée en vertu de la LACC, ne peut attendre de 47 à 58 jours pour lui signifier son intention d'opérer compensation.

[93] La Ville justifie la tardiveté de sa demande en affirmant qu'elle attendait un des paiements de la créance PRV dû le 31 octobre 2018, avant de prendre quelque action que ce soit. Or, l'entente PRV indique plutôt que ce paiement était dû le 1er octobre 2018. De plus, la Ville savait ou aurait dû savoir que le terme était échu depuis plusieurs semaines déjà, puisque l'insolvabilité de Groupe SM a entraîné la perte du bénéfice du terme de la créance PRV.

[94] Intentionnelle ou non, cette inaction de la Ville était de nature à la placer dans une position plus avantageuse que celle des autres créanciers ordinaires, et ce, faut-il le souligner, à un moment crucial des procédures de restructuration. En effet, en invoquant compensation, elle pouvait, ce faisant, obtenir des services sans les payer. La Ville devait se douter que si elle avait manifesté son intention de procéder ainsi dès le départ, en toute diligence, Groupe SM aurait vraisemblablement refusé d'entreprendre les travaux prévus au contrat, sachant qu'il ne serait pas payé et qu'il s'agirait là d'un obstacle majeur au processus de financement intérimaire. Qui plus est, suivant l'art. 32 de la LACC, Groupe SM aurait même pu demander la résiliation de ce contrat.

[Nos soulignements.]

Considérant ses conclusions relatives aux deux premiers critères, la Cour suprême ne jugea pas nécessaire d'analyser si Ville avait ou non agi de bonne foi.

Enfin, pour les mêmes motifs que ceux relatifs à la Créance PRV, soit l'absence d'opportunité et de diligence, la Cour suprême confirme que la Ville ne peut retenir les sommes dues à Groupe SM jusqu'à l'obtention d'un jugement sur la Créance compteurs d'eau, confirmant ainsi les décisions antérieures dans ce dossier à ce sujet.

Conclusion

Cette décision récente de la Cour suprême vient explicitement clarifier une fois pour toutes la question de la compensation « pré-post » dans le contexte d'une restructuration en vertu de la LACC. Bien que la Cour suprême ouvre la porte à l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge superviseur pour autoriser la « compensation pré-post », il est à croire que cette ouverture sera très restreinte et limitée à des situations très exceptionnelles.

De plus, cette cause a donné à la Cour suprême l'opportunité d'analyser pour la première fois certaines dispositions de la Loi 26 ainsi que son règlement d'application. Elle a également permis à la plus haute cour du pays de clarifier le fardeau de preuve qui incombe aux organismes publics lorsqu'ils tentent d'établir le caractère frauduleux d'une créance résultant d'une entente conclue en vertu du PRV. Ainsi, les personnes physiques ou les entreprises ayant conclu un règlement dans le cadre du PRV seront soulagées d'apprendre que leur seule participation au PRV ne saurait entraîner une présomption d'admission qu'ils ont commis un acte frauduleux. Les organismes publics devront faire leur devoir et prouver que les participants au PRV ont sciemment fait des fausses représentations ayant mené à des réclamations en lien avec le PRV.

Footnotes

1. 2020 QCCA 438.

2.9354-9186 Québec inc. c. Callidus Capital Corp., 2020 CSC 10, par. 49.

3. Arrêt de la Cour suprême, par. 88.

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