The advent of telework and its widespread adoption over the past few years have turned the work world upside down and had a direct impact on the courts' interpretation of various legislative provisions governing labour law. The provisions limiting the use of strikebreakers have not been immune to this reality.

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L'avènement du télétravail et son déploiement à grande échelle, dans les dernières années ont bouleversé le monde du travail et ont eu un impact direct sur l'interprétation qu'on eut les tribunaux à l'égard des diverses dispositions législatives en matière de droit de l'emploi. Les dispositions limitant l'utilisation de briseurs de grève n'ont pas été épargnées par cette réalité.

Au Québec, le Code du travail1 (le « Code ») prévoit à son article 109.1 plusieurs limitations au droit de l'employeur d'utiliser dans son établissement en grève ou en lock-out des travailleurs de remplacement pour effectuer les tâches normalement exécutées par les salariés en grève ou en lock-out.

En 2011, la Cour d'appel du Québec2 a statué que l'établissement d'un employeur se limitait au lieu précis où l'employeur a « théoriquement verrouillé les portes », et que même dans un contexte où la majeure partie des tâches des salariés s'exerce en télétravail, la notion d'établissement ne saurait s'étendre au travail exercé à l'extérieur de l'établissement en grève ou en lock-out.

Toutefois, en 2021, Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc.3 (« Affaire Groupe CRH »), le Tribunal administratif du travail (le « TAT ») avait revisité la notion d'établissement dans un contexte de télétravail afin d'élargir la notion d'établissement prévue au Code en consacrant un nouveau principe d'« établissement déployé », étendant les limitations au recours à des briseurs de grève aux situations de télétravail.

Cette notion d'« établissement déployé » a été reprise par la suite dans plusieurs décisions du TAT, incluant dans la décision Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière CSN c. Coop Novago4 (« Affaire Coop Novago »).

La Cour supérieure a récemment statué sur les pourvois en contrôle judiciaire entrepris à l'égard de ces deux décisions du TAT et a par le fait même généré un flou juridique en rendant deux décisions contradictoires, l'une rejetant la notion d'« établissement déployé », et l'autre la confirmant.

La notion d'« établissement déployé »

Dans la décision rendue dans l'Affaire Groupe CRH, le 25 novembre 2021, le juge administratif Pierre-Étienne Morand du TAT accueillait la demande d'Unifor sur la question de l'utilisation des services de l'employée en télétravail sur la base du nouveau concept d'« établissement déployé ». Pour parvenir à cette décision, le TAT a considéré notamment les aspects suivants :

  • Le déploiement à très grande échelle du télétravail, d'abord imposé par l'État, justifie d'interpréter la notion d'établissement à la lumière de cette nouvelle réalité. Considérant que le monde du travail a été remodelé par l'omniprésence du télétravail, la notion d'établissement ne saurait être imperméable et une interprétation contextuelle et dynamique doit mener à adopter le concept d'établissement déployé.
  • La notion d'établissement peut s'entendre du lieu physique de l'établissement lui-même, mais également des lieux où cet établissement se déploie virtuellement, soit les endroits où les salariés exécutent leur travail. Selon cette analyse, un salarié en télétravail ne serait pas considéré comme étant dans un autre établissement que celui en grève ou en lock-out, considérant que la prestation de travail est délocalisée au moyen des technologies de l'information et de communication.
  • Le concept d'« établissement déployé » s'harmonise avec l'esprit des dispositions anti-briseurs de grève et rejoint les enseignements de la Cour d'appel, puisqu'il permettrait de favoriser un rapport de force plus équilibré entre les employeurs et les salariés dans leur conflit de travail.
  • Ne pas adopter le concept d'« établissement déployé » permettrait aux employeurs de contourner les dispositions anti-briseurs de grève, ce qui serait contraire à l'intention du législateur.

Rejet de la notion d'« établissement déployé »

Le 21 avril 2023, la Cour supérieure sous la plume de l'honorable Louis-Paul Cullen5, a accueilli le pourvoi en contrôle judiciaire dans l'Affaire Groupe CRH.

Dans son analyse, la Cour conclut notamment qu'une analyse grammaticale des dispositions anti-briseurs de grève mène à l'interprétation que le législateur ne voulait viser que l'établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré et non l'étendre aux résidences des salariés en télétravail, puisque de toute évidence la grève ou le lock-out n'est pas déclaré à ces endroits.

De plus, la Cour retient que la décision du TAT est incompatible avec l'interprétation des dispositions d'anti-briseurs de grève retenue par la Cour d'appel dans trois décisions6, et en particulier dans la décision de 2011 s'étant déjà prononcée sur ces dispositions dans un contexte de télétravail.

Selon la Cour, le déploiement massif du télétravail provoqué par la pandémie de COVID-19 ne justifie pas que le TAT modifie substantiellement la notion d'établissement, contrairement aux termes des dispositions législatives et à la jurisprudence. Cette démarche incombe plutôt au législateur.

De plus, aucune preuve ne permettait au TAT de conclure qu'un accès via réseau privé virtuel était assimilable à un établissement physique, ni que le télétravail de la salariée en grève affecterait le lieu où le lock-out a été déclaré, ni qu'il entraine un déséquilibre des forces de négociation entre CRH et les salariés représentés par Unifor.

Finalement, la Cour reproche au TAT de ne pas avoir considéré que la notion d'établissement déployé aurait pour effet d'élargir les pouvoirs dévolus à un enquêteur du ministère du Travail dépêché pour assurer le respect des dispositions anti-briseurs de grève, en lui permettant de visiter la résidence privée de salariés, mettant en cause leur droit au respect de leur vie privée.

Confirmation de la notion d'« établissement déployé »

Le 10 mai dernier, la Cour supérieure sous la plume de l'honorable Jean-Yves Lalonde7, en révision de la décision du TAT dans l'Affaire Coop Novago, a maintenu la décision du TAT et a accueilli favorablement la notion d'établissement déployé établit par le juge administratif Me Pierre-Étienne Morand dans l'Affaire Groupe CRH. Ainsi, la Cour a retenu que la notion d'établissement au sens du Code doit s'entendre non seulement au lieu strictement physique où les employés exercent leurs fonctions, mais aussi aux lieux où cet établissement est déployé, ce qui inclut la résidence d'un travailleur à distance. Selon la Cour, interpréter autrement la notion d'établissement irait à l'encontre de l'esprit dans lequel les dispositions anti-briseurs de grève ont été adoptées, à savoir le maintien d'un équilibre des forces entre les parties.

La suite

À l'heure actuelle, l'état du droit en matière d'utilisation d'anti-briseurs de grève dans un contexte de télétravail demeure incertain, vu la jurisprudence contradictoire sur la question. Cette jurisprudence reflète une tension réelle entre deux préoccupations légitimes : d'un côté, la nécessité d'harmoniser les dispositions sur les briseurs de grève avec la réalité actuelle du travail et du télétravail, mais d'un autre côté, l'importance de tenir compte de l'économie générale du Code et de notre corpus jurisprudentiel et du rôle du législateur à cet égard.

Précisons que la décision de la Cour supérieure dans l'Affaire Groupe CRH est présentement devant la Cour d'appel8 et qu'une permission d'appeler a été accueillie le 25 juillet 20239, notant d'ailleurs au passage la contradiction jurisprudentielle créée par les décisions de la Cour supérieure. Nous suivrons avec attention les développements dans cette affaire, en particulier pour savoir si la Cour d'appel adoptera une approche conservatrice en confirmant la décision de Cour supérieure et renvoyant au législateur la responsabilité de remodeler la notion d'établissement du Code; ou si elle accueillera au contraire favorablement le concept d' établissement déployé élaboré par le TAT, délaissant ainsi les enseignements de sa décision de 2011, pour l'adapter à l'avènement massif du télétravail.

Dans le contexte actuel, les employeurs devraient adopter une approche prudente quant à l'utilisation d'employés de remplacement en télétravail.

Il convient toutefois de préciser que le concept d'« établissement déployé » ne constitue pas un frein absolu à la possibilité pour l'employeur d'utiliser des employés en télétravail lors d'une grève ou un lock-out. De telles situations devraient cependant être analysées en tenant compte de l'ensemble des circonstances propres à chaque cas.

Footnotes

1. RLRQ c C-27

2. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1450 c. Journal de Québec, 2011 QCCA 1638

3. Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc., 2021 QCTAT 5639

4. Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière CSN c. Coop Novago, 2022 QCTAT 1324

5. Groupe CRH Canada inc. c. Tribunal administratif du travail, 2023 QCCS 1259

6. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1450 c. Journal de Québec, 2011 QCCA 1638, Les avocats et notaires de l'État québécois c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 224, Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 2161

7. Coop Novago c. Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière - CSN, 2023 QCCS 1539

8. 500-09-030573-232

9. Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc., 2023 QCCA 972

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