La non-réactivité d'un syndicat face à la grève illégale menée par ses membres donne-t-elle ouverture à un recours collectif contre ce dernier? Dans une décision récente de la Cour d'appel le 13 juillet dernier, la Cour d'appel confirme qu'en cas de passivité, un syndicat peut bel et bien être tenu responsable des dommages découlant de sa non-réactivité, notamment à l'égard des employeurs privés de prestation de travail, ainsi qu'à l'égard des travailleurs ayant voulu fournir leur prestation de travail mais ayant été empêchés de le faire en raison de la grève1.

Les faits

Cette affaire remonte à octobre 2011, à la suite du dépôt devant l'Assemblée nationale du Projet de loi n° 33, la Loi éliminant le placement syndical et visant l'amélioration du fonctionnement de l'industrie de la construction. Suite au dépôt du projet, la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec – Construction (« FTQ  » ou l' « appelante ») a immédiatement mis sur pied une campagne destinée à renseigner ses membres au sujet de l'impact du projet de loi sur leurs conditions de travail. La FTQ et le Conseil provincial du Québec des métiers de la construction internationale (« Inter ») étaient en désaccord avec les propositions législatives et ont fait la promotion, auprès de leurs membres, de leur position à l'encontre du projet de loi. Ils ont notamment visité les chantiers et distribué des tracts aux travailleurs.

Le vendredi 21 octobre 2011, les perturbations sur les chantiers de construction commencent. La FTQ et l'Inter louent des salles pour accueillir les travailleurs qui quittent les chantiers. Ces salles servent comme point de ralliement pour ceux qui font le tour des chantiers pour forcer leur fermeture.

Le lundi 24 octobre, des débrayages et des actes d'intimidation et de violence sont rapportés sur plusieurs chantiers de construction au Québec, près de la moitié des chantiers sur le territoire sont fermés. Plusieurs employés qui ne participent pas aux manifestations se voient interdire l'entrée ou sont forcés à quitter leur lieu de travail. La FTQ et l'Inter sont informés de la situation, mais ne font rien pour y remédier.

Le mardi 25 octobre, la situation est la même. Ce n'est qu'en fin de journée que la FTQ et l'Inter envoient des communiqués pour demander à leurs membres de réintégrer le travail. Dès le lendemain, tous les travailleurs sont de retour sur les chantiers « sans histoire et sans heurt ».

Une action collective est alors intentée contre la FTQ par (1) les travailleurs qui ont été privés de travail et de salaire et (2) les employeurs qui ont versé leur salaire aux travailleurs en grève sans toutefois recevoir une prestation de travail en retour.

En juin 2020, la Cour supérieure avait conclu à la faute par omission de la FTQ et l'avait condamnée à verser près de 9,9 millions $, soit les conséquences des perturbations de l'industrie lors de ces journées, en plus de dommages moraux et de perte de profits et coûts additionnels2.

La décision de la Cour d'appel

La Cour d'appel doit répondre aux questions suivantes :

  • l'existence d'une grève au sens du Code du travail  (le « Code»);
  • la protection conférée par la liberté d'expression en pareille circonstance;
  • la faute d'action et/ou d'omission commise par la FTQ et ses conséquences sur le quantum de la condamnation;
  • le recouvrement collectif des dommages compensatoires liés aux salaires;
  • le recouvrement individuel des dommages moraux ainsi que les dommages pour perte de profits et coûts additionnels; et
  • les dommages punitifs.

Pour débuter, la Cour d'appel se questionne sur la qualification des évènements survenus en octobre 2011 et doit déterminer s'ils constituent une grève au sens du Code. Les juges confirment que même si l'action des travailleurs est dirigée contre un projet de loi et non un employeur, il s'agit d'une revendication professionnelle au sens du Code. La Cour rappelle que la définition légale de la grève ignore sa finalité et que même la grève politique constitue une grève. De plus, le mouvement de grève coïncide avec les consultations menées par les dirigeants syndicaux. Les travailleurs ont décidé massivement de refuser de travailler pour manifester contre le projet de loi, convaincus que le projet de loi modifiant leurs conditions de travail serait à leur détriment. Il y avait donc concertation et une intention collective de cesser de travailler. Étant donné ces éléments, la Cour conclut qu'il y avait bel et bien une grève illégale.

La Cour se penche ensuite à savoir si le droit à la liberté d'expression protège les grèves des travailleurs. Elle mentionne que la liberté d'expression n'autorise pas un travailleur à faire une grève pour manifester son opposition, notamment à un projet de loi, sauf si l'arrêt de travail est permis par la loi. Étant donné que les travailleurs ont participé à une grève illégale, leur arrêt de travail n'est pas protégé par la liberté d'expression.

La Cour se demande ensuite si la FTQ avait l'obligation de faire cesser les activités de grève. Le juge de première instance avait conclu que l'appelante avait commis une faute en omettant d'agir en temps utile pour faire cesser les arrêts de travail illégaux. La Cour d'appel note qu'il n'aurait pas été raisonnable d'exiger de l'appelante qu'elle communique avec ses membres le 21 octobre, alors qu'elle ne savait pas quelle ampleur aurait les évènements. Cependant, devant l'intensification et l'envergure que le mouvement a pris le 24 octobre, notamment la fermeture de plusieurs chantiers, la FTQ aurait dû agir promptement pour tenter de mettre fin aux agissements de ses membres, comme elle l'a fait de manière efficace le lendemain. La passivité de la FTQ constitue donc une faute par omission.

La Cour doit ensuite déterminer quels sont les dommages découlant de la faute par omission de la FTQ. Le juge de première instance avait ordonné le recouvrement collectif des dommages compensatoires découlant des heures payées par les employeurs sans contrepartie et à la perte de salaire des travailleurs en raison de la fermeture des chantiers. La Cour souligne que les travailleurs qui ont participé à une grève illégale ne peuvent pas réclamer du salaire pour les services qu'ils n'ont pas rendus. Seuls ceux qui ont été forcés de quitter les chantiers et qui ont été empêchés de fournir leur prestation de travail ont le droit d'être rémunérés. La Cour d'appel détermine que le juge de première instance commet une erreur en ne distinguant pas les employés. De plus, il n'est pas possible de se faire une idée de la proportion des employeurs qui ont versé du salaire sans recevoir de prestation de travail. La Cour ordonne donc plutôt le recouvrement individuel des dommages compensatoires, plutôt que le recouvrement collectif du montant total des perturbations dans le milieu, et raye donc le montant de 9 891 715 $ déterminé au préalable par le juge de première instance.

La Cour se demande ensuite si les demandeurs travailleurs ont droit à des dommages moraux et si les demandeurs employeurs ont droit à une indemnisation pour perte de profits. Quant aux dommages moraux, la Cour rejette cette réclamation puisqu'il n'y a aucune preuve au dossier quant au préjudice moral qu'auraient subi les travailleurs membre du groupe. Le sentiment d'impuissance et d'humiliation qu'ils auraient ressentis lors de la grève illégale devait être appuyé par de la preuve et cette preuve est absente. Toutefois, la Cour reconnaît que les employeurs peuvent avoir subi des pertes de profits et confirme que ce quantum est susceptible de varier d'un entrepreneur à l'autre. Le recouvrement devra donc être fait de manière individuelle pour ces montants.

Finalement, la Cour se demande s'il y a lieu d'ordonner le versement de dommages punitifs, mais ne considère pas que la faute de l'appelante ait entraîné chez les membres des groupes une atteinte aux droits garantis par la Charte, soit un prérequis pour le versement de dommages punitifs en pareilles circonstances. Ce chef de réclamation est donc rejeté.

Ce que les acteurs en milieux syndiqués doivent retenir

La Cour d'appel confirme qu'un syndicat a un devoir de mettre rapidement en place des mesures pour faire cesser une grève illégale et qu'un manquement à cette obligation peut résulter en sa responsabilité pour tout dommage causé à la suite des arrêts de travail. Les employeurs privés de prestation de travail et les travailleurs empêchés de fournir une telle prestation pourront être indemnisés pour les pertes pécuniaires en découlant. Toutefois la preuve d'un préjudice moral ou perte de profits devra être établie de manière prépondérante et la simple violation par le syndicat de son obligation d'agir n'entraînera pas le versement de dommages punitifs.

À se rappeler également que la Cour d'appel rappelle aussi qu'une grève contre un projet de loi peut tout de même constituer un arrêt de travail illégal en vertu du Code et que le droit à la liberté d'expression ne sera d'aucun secours en ces circonstances.

Si vous avez des interrogations à ce sujet, n'hésitez pas à contacter un avocat de notre groupe national de droit du travail et de l'emploi.

Footnotes

1. FTQ-Construction c. N. Turenne Brique et pierre inc., 2022 QCCA 1014.

2. N. Turenne Brique et pierre inc. c. FTQ-Construction, 2020 QCCS 1794.

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