Encouragées par des dispositions législatives les facilitant, les actions civiles des victimes d'ententes anticoncurrentielles se multiplient devant les instances judiciaires, posant des questions complexes aux tribunaux en charge de les trancher.

La question de la responsabilité des entreprises membres de cartel pose rarement de difficultés insurmontables pour les instances judiciaires puisque les actions civiles font souvent suite à une condamnation de la part d'une autorité de concurrence. L'évaluation du préjudice subie par les clients ou les concurrents des membres de l'entente, soulève en revanche des questions délicates dont voici quelques exemples:

  • A quelle augmentation de prix l'entente a-t-elle donné lieu ?
  • Les entreprises ayant subi cette augmentation de prix ont-elles été en mesure de la répercuter, en totalité ou en partie, sur leurs propres clients?
  • Dans l'éventualité où la surcharge aurait été répercutée sur les clients des victimes de l'entente, l'augmentation des prix en aval de la chaîne de valeur a-t-elle pu causer une baisse de leurs volumes de ventes et donc une perte de marge supplémentaire?

Les réponses à ces questions nécessitent des analyses économiques complexes.

Les autorités de concurrence, qui disposent de moyens importants de collecte et d'analyses des données permettant d'y répondre, précisent parfois dans leurs décisions certains éléments utiles à l'appréciation ultérieure du dommage par les juridictions civiles (par exemple une estimation de la surcharge attribuable à l'entente).

Toutefois cette pratique n'est pas systématique et ces questions se posent donc régulièrement devant les juridictions civiles, qui ne bénéficient ni des prérogatives, ni de l'expertise des autorités de concurrence pour les appréhender.

Des discussions d'une grande technicité peuvent alors s'inviter dans le débat judiciaire, souvent à renfort de rapports d'experts et de modèles économiques complexes, dont les conclusions peuvent diverger fortement.

Le 19 juillet 2016, les autorités de concurrence bruxelloises infligeaient par exemple une amende de près de trois milliards d'euros à six constructeurs de camions d'envergure, pour diverses pratiques anticoncurrentielles incluant la fixation des prix sur le marché européen.

Cette condamnation a naturellement ouvert la voie à des milliers de réclamations potentielles devant les juridictions civiles européennes de la part notamment de transporteurs ou de concessionnaires s'estimant lésés par l'augmentation de prix engendrée par l'entente. Cet exemple fournit une illustration intéressante de la nature des questions susceptibles de se poser aux magistrats.

Montant de la surcharge

La Commission Européenne ne s'étant pas prononcée dans la version publique de sa décision sur la surcharge ayant résulté des pratiques du cartel des camions, il est nécessaire, pour évaluer le dommage subi par un client de l'entente, d'estimer le prix théorique des véhicules en l'absence de cartel. Différentes modalités de calcul de ce prix «normal» existent.

Les méthodes les plus simples, consistant par exemple à comparer les prix avant et après la formation du cartel avec les prix ayant prévalu pendant l'existence du cartel sont en pratique insuffisantes, puisqu'elles ne permettent pas de tenir compte des variations de prix ayant d'autres causes que l'existence de l'entente (par exemple, une variation des prix de l'acier peut expliquer des variations de prix naturelles non-imputables à l'entente).

Les experts fondent généralement leurs analyses sur des méthodes dites des « doubles différences », qui consistent à combiner des comparaisons temporelles (de type avant / après), avec des comparaisons géographiques (si l'entente est localisée dans un zone spécifique) et/ou des comparaisons avec d'autres produits témoins similaires, sur lesquels l'entente n'a pas eu d'effet. Ainsi, si une baisse des prix des camions de 10% est observée après l'entente et qu'elle a coïncidé avec une baisse du prix de camionnettes non-soumises aux pratiques anticoncurrentielles de 5%, on pourra estimer (en simplifiant à l'extrême) que le cartel est à l'origine d'une surcharge de 5%.

Une autre méthode fréquemment utilisée consiste à analyser les marges ou la rentabilité des entreprises concernées par l'entente : si un producteur dégage une rentabilité de 20% sur un marché où les rendements sont habituellement de 10%, un montant de surcharge théorique pourra être calculé.

Les analyses de marges et de rentabilité posent néanmoins également des difficultés: il peut être complexe, dans les entreprises diversifiées, d'estimer les marges réalisées spécifiquement sur les produits concernés par l'entente : les données financières et comptables sont en effet souvent agrégées avec d'autres produits dans les comptes de l'entreprise. En outre, de nombreux facteurs exogènes peuvent expliquer des différences de marges.

Là encore des analyses de type « doubles différences » pourront être appliquées pour tenter d'identifier l'excédent de marge ou de profitabilité résultant de l'entente, de celui induit par des facteurs exogènes.

Ces analyses nécessitent souvent d'avoir recours à des modèles économétriques, ayant vocation à établir des relations quantifiables entre les variations de prix observées et les variables susceptibles de les expliquer. L'expérience montre toutefois que les économistes peuvent arriver à des conclusions très différentes par application de méthodes apparemment similaires : le choix des variables, le nombre des observations choisies, la robustesse théorique des modèles et bien d'autres éléments peuvent expliquer ces divergences, sans qu'il ne soit aisé pour un magistrat de départager les parties.

Répercussion de la surcharge

Etablir le montant de la surcharge n'est en outre souvent qu'une étape de l'évaluation du dommage résultant d'une entente anticoncurrentielle. En effet, l'entreprise ayant subi la surcharge peut avoir été en mesure de la répercuter totalement ou en partie sur ses propres clients. Son préjudice est alors réduit, puisqu'une partie de l'augmentation de prix est transmise à ses propres clients.

En Europe, les membres de cartels peuvent se prévaloir de cette défense devant les juridictions civiles pour tenter de réduire le montant de la compensation. Ce choix (qui diffère de celui réalisé outre-Atlantique où les intermédiaires peuvent recouvrir l'intégralité de la surcharge - et plus par application de dommages punitifs), répond au principe de réparation intégrale, selon lequel la compensation a pour vocation première de replacer la partie lésée dans la situation économique dans laquelle elle se serait trouvée en l'absence de faute (là où la justice américaine a opté pour une justice civile visant à dissuader des comportements contraires à l'intérêt des consommateurs).

Bien que la charge de la preuve d'une répercussion de la hausse des prix incombe désormais aux défendeurs dans la plupart des pays européens,1 rares sont en réalité les cas où cet argument ne s'invite pas au débat. Ainsi, non content d'avoir estimé la surcharge liée au cartel, le magistrat peut être amené à devoir estimer la part de la surcharge transférée aux consommateurs.

La capacité à répercuter la surcharge dépend de nombreux facteurs comme l'intensité concurrentielle du marché du demandeur (il sera plus difficile de répercuter une augmentation de prix à ses clients dans un marché très concurrentiel), le pouvoir de négociation du fournisseur vis-àvis de ses clients ou la contribution de l'intrant surpayé dans la valeur du produit fini du demandeur.

Les outils disponibles pour évaluer l'ampleur de la répercussion sont largement les mêmes que ceux utilisés pour déterminer la surcharge initiale et suscitent les mêmes difficultés...

Effet volume

Enfin, lorsque le client d'un cartel a pu augmenter ses propres prix de vente pour répercuter les hausses de prix subies, cette augmentation de prix peut naturellement conduire à une réduction des volumes de vente de la victime du cartel.

Dans ce cas le demandeur qui aurait répercuté l'intégralité de sa hausse de prix sur ses propres clients peut avoir subi un préjudice correspondant à la perte de marge sur les volumes perdus en raison de la hausse des prix.

Là encore, différents modèles économiques permettent d'estimer cette réduction des volumes de manière plus ou moins fiable. Les évaluations divergeront toutefois selon les méthodes et les hypothèses retenues.

Conclusions

Les nombreuses initiatives et réflexions récentes conduites sur le sujet du préjudice économique attestent de l'intérêt des conseils et magistrats pour ces sujets, traditionnellement relégués à l'autorité de quelques sachants.

Il faut selon nous s'en réjouir, car dans un environnement économique d'une complexité grandissante, la capacité d'un système judiciaire à appréhender ces problématiques complexes conditionne en partie l'attractivité de ses institutions dans un environnement commercial de plus en plus sophistiqué et internationalisé.

Face à ces questions, les experts peuvent aider les magistrats en formulant leurs analyses et conclusions de manière didactique en identifiant clairement les hypothèses retenues ainsi que les forces et éventuelles limites des approches proposées.

FTI Consulting est un cabinet international et indépendant de conseil aux entreprises. En Europe, les experts de FTI Consulting travaillent étroitement avec leurs clients et leurs conseils juridiques pour les aider à quantifier les préjudices financiers dans les procédures judiciaires ou arbitrales, notamment dans les cas d'entorses aux règles de concurrence.

Footnote

1. Depuis la Directive 2014/104/UE du Parlement Européen et du Conseil du 26 novembre 2014, transposée en droit français par l'Ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles du 9 mars 2017.

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