INTERMITTENCES DE LA RAISON

Le massacre du 13 novembre, qui présente un grand nombre de caractéristiques inédites en France, continue et continuera longtemps à imprégner notre pensée, nos actes, notre comportement. Et puisque guerre il y a, il faut aussi se résoudre à l'idée que cet évènement ne sera pas le dernier du genre. Après la chute du Mur de Berlin, Fukuyama en reprenant une vieille lune hégélienne, avait théorisé la fin de l'histoire mais c'est une nouvelle qui commence ou recommence, selon les interprétations. Non, la démocratie, les droits de l'homme, la raison, l'économie de marché, même portés par Internet, n'ont pas de vocation universelle. Au contraire, le web, rupture technologique essentielle pour l'humanité, qui s'est longtemps voulu un espace libéré et autogéré, constitue aujourd'hui un vecteur de propagande et de recrutement sans égal. Oui, les Lumières peuvent d'autant plus facilement s'éteindre qu'elles n'ont jamais brillé dans l'obscurantisme.

Devant l'horreur du 13 novembre, les réactions individuelles et collectives sont quelquefois déroutantes. La monstruosité de la chose ne peut pas toujours expliquer ces quelques disparitions provisoires de la rationalité. Ainsi en est-il, par exemple, de l'appel à la fête du vendredi 20 novembre à 21h20, où il fallait « faire du bruit et de la lumière ». Franchement, qui avait le cSur à ça ? Oui, il faut faire du bruit (de la musique serait préférable) et de la lumière (sans pollution lumineuse anti-COP 21), mais pas sur commande, pas pendant le deuil de nos amis, de notre mode de vie, de la laïcité. Demain peut-être.

Autre réaction peu explicable, celle des dirigeants du SC Bastia qui ne voulaient pas que la Marseillaise soit chantée avant un match contre Ajaccio dimanche 22 novembre. Ils changèrent d'avis sous la réprobation unanime tandis que l'hymne national était chanté sur tous les stades d'Europe. La presse s'est alors benoîtement félicitée que la Marseillaise ait pu être chantée - en réalité simplement diffusée - à Bastia, même si l'on apprenait dans le même temps que ce n'était que parce qu'un groupe de supporters, farouche opposant au chant national, avait attendu qu'il soit terminé pour entrer dans le stade... Belle unanimité, donc, belle solidarité. Toujours pertinents, les dirigeants locaux avaient aussi choisi de faire chanter le Dio Vi Salvi Regina, certes magnifique mais un tantinet « croisé » comme on dirait en Syrie. Cette invocation à la Vierge se termine ainsi (traduit du patois toscan, aussi appelé « langue corse ») :

Sur nos ennemis
Donnez-nous la victoire
Et puis l'éternelle gloire
Au Paradis.

Mais les combattants des Lumières, aujourd'hui simples victimes, sont mieux évoqués par le chant de Gavroche :

Je suis tombé par terre, c'est la faute à Voltaire
Le nez dans le ruisseau, c'est la faute à Rousseau

SOURCES

jurisprudence

Exclusion d'une procédure de passation d'un marché public et article 26 de la directive 2004/18/CE. Une entreprise ayant été empêchée de participer à une procédure de marché public portant sur les services postaux d'une ville allemande avait saisi le juge national pour contester cette décision. La ville avait fait valoir que ce candidat n'avait pas déclaré qu'il s'engageait à verser un salaire minimal au personnel appelé à exécuter les prestations en cas d'attribution du marché, alors que l'avis de marché disposait que les candidats y seraient obligés. La CJUE a alors été saisie par le juge allemand lui soumettant la question de savoir si la règlementation nationale était ou non compatible avec l'article 26 de la directive 2004/18/CE du 31 mars 2004. La CJUE a jugé que ledit article devait être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas à une législation d'une entité régionale d'un État membre, telle que celle en cause, qui oblige les soumissionnaires et leurs sous-traitants à s'engager, par une déclaration écrite devant être jointe à leur offre, à verser au personnel qui sera appelé à exécuter les prestations faisant l'objet du marché public considéré un salaire minimal fixé par cette législation. De même, une législation qui prévoit l'exclusion de la participation à une procédure d'attribution d'un marché public des soumissionnaires et de leurs sous-traitants qui refusent de s'engager sur ce point, par une déclaration écrite devant être jointe à leur offre, est conforme à la directive (CJUE, 17 novembre 2015, aff. C-115/14).

Possible dérogation au principe d'unicité du compte d'un marché. L'Ecole nationale supérieure d'arts et métiers (ENSAM) avait notifié à son cocontractant sa décision de résilier aux torts de ce dernier le contrat portant sur le renouvellement d'un outil de gestion financière, budgétaire et comptable ainsi que le décompte de résiliation. La société cocontractante avait saisi le TA de Paris d'une demande tendant à l'annulation de la décision de résiliation et du décompte et à la condamnation de l'ENSAM à l'indemniser. Ni le TA ni la CAA, par la suite, n'ayant fait droit à ces demandes, elle s'est pourvue en cassation. Le Conseil d'Etat a jugé que si les parties à un marché public de peuvent convenir que l'ensemble des opérations auxquelles donne lieu l'exécution de ce marché est compris dans un compte dont aucun élément ne peut être isolé et dont seul le solde, arrêté lors de l'établissement du décompte définitif, détermine leurs droits et obligations définitifs, elles peuvent également décider de ne pas appliquer la règle de l'unicité car elle n'est pas d'ordre public. Ce principe ne pouvait donc être opposé d'office par le juge aux prétentions d'une partie. De plus, il a précisé que ces mêmes règles s'appliquaient, en cas de résiliation d'un marché, au décompte de résiliation. La CAA avait donc commis une erreur de droit en se fondant d'office sur le principe d'unicité du décompte de résiliation pour rejeter les conclusions à fin d'indemnisation (CE, 12 novembre 2015, Société Linagora, n°384052).

Résiliation unilatérale d'un concessionnaire pour faute du sous-concessionnaire. La ville de Paris avait concédé par contrat l'exploitation et la mise en valeur, sur le domaine public, des diverses activités de service public du jardin d'acclimatation à la société "Le Jardin d'Acclimatation" qui avait ensuite elle-même conclu un contrat de sous-concession avec une autre société portant notamment sur l'exploitation de manèges et attractions foraines du jardin. La société Le Jardin d'Acclimatation avait saisi le TA de Paris aux fins de voir prononcer la déchéance du sous-concessionnaire en raison de fautes commises par celui-ci mais elle avait été déboutée de sa demande (confirmé par la CAA). En cassation, le CE a établi la procédure à suivre pour une telle résiliation en jugeant que: "en cas de manquements de nature à justifier qu'il soit mis fin à son contrat pour faute et sans indemnité, le titulaire doit, en principe, être préalablement mis en demeure de respecter ses obligations, sauf si le contrat en dispose autrement ou s'il n'a pas la possibilité de remédier aux manquements qui lui sont reprochés". La Haute Assemblée rappelle "qu'en l'absence même de stipulations du contrat lui donnant cette possibilité, le concédant dispose de la faculté de résilier unilatéralement le contrat pour faute et sans indemnité". D'autre part, il a estimé qu'en cas de saisine du juge pour faire prononcer la déchéance du titulaire, il n'était pas nécessaire d'attendre l'expiration du délai donné au cocontractant lors de la mise en demeure. En revanche, le juge doit statuer seulement une fois que ce délai est arrivé à son terme. Enfin, le CE a énoncé que ces règles s'appliquaient de la même façon dans le cas de l'action en déchéance d'un sous-concessionnaire par un concessionnaire. Il annule l'arrêt d'appel (CE, 12 novembre 2015, Société Le Jardin d'acclimatation, n°387660).

Exécution du marché à forfait et faute de la personne publique. Jurisprudence "Haute-Normandie". La commune de Saint-Saturnin-les-Apt avait confié à la société T. plusieurs marchés relatifs à la construction d'un programme d'habitations, comportant un délai global d'exécution de onze mois. A la suite de la défaillance de la société titulaire du lot gros-Suvre, le maître d'ouvrage avait notifié aux entreprises le report de neuf mois du délai d'exécution de l'opération. La société T. avait demandé au TA de condamner la commune à l'indemniser des préjudices résultant du retard de chantier et des sujétions supplémentaires qu'elle estimait avoir subis. Le TA avait fait droit à sa demande mais la CAA avait annulé le jugement. Le CE a jugé que les difficultés rencontrées dans l'exécution d'un marché à forfait ne pouvaient ouvrir droit à indemnité au profit de l'entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifiait soit que ces difficultés trouvaient leur origine dans des sujétions imprévues ayant eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat, soit qu'elles étaient imputables à une faute de la personne publique "commise notamment dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché, dans l'estimation de ses besoins, dans la conception même du marché ou dans sa mise en Suvre, en particulier dans le cas où plusieurs cocontractants participent à la réalisation de travaux publics". En l'espèce il ne ressortait pas du dossier de telles circonstances, le CE a donc confirmé l'arrêt d'appel (CE, 12 novembre 2015, Société Tonin, n°384716).

Vérification des capacités techniques des candidats à un marché public. Le département de la Corse-du-Sud avait lancé une procédure d'appel d'offres ouvert en vue de la passation d'un marché, divisé en 132 lots, ayant pour objet l'exploitation d'un service de transport scolaire. Le juge du référé précontractuel du TA avait été saisi par une société candidate évincée de deux lots dont l'offre avait été regardée comme inacceptable. Le juge avait, d'une part, annulé la décision de la commission d'appel d'offres déclarant la procédure infructueuse pour un lot ainsi que la procédure négociée ultérieure engagée par le département, et d'autre part, pour un autre lot, avait annulé l'intégralité de la procédure d'appel d'offres. La société qui était attributaire de ces lots s'est pourvue en cassation. Concernant le premier lot, le CE a confirmé l'annulation de la procédure négociée puisque la déclaration selon laquelle les offres étaient inacceptables ne reposait sur aucun élément. Il a en outre précisé que le juge n'était pas tenu de prescrire des mesures d'instruction pour rechercher ces éléments. Concernant le second lot, le CE a jugé que "lorsque pour fixer un critère d'attribution du marché, le pouvoir adjudicateur prévoit que la valeur des offres sera examinée au regard d'une caractéristique technique déterminée, il lui incombe d'exiger la production de justificatifs lui permettant de vérifier l'exactitude des informations données par les candidats". Il a donc confirmé la position du juge des référés du TA en ce que le département avait manqué à ses obligations de publicité et de mise en concurrence compte tenu des circonstances de l'espèce et de l'importance du critère non justifié (CE, 9 novembre 2015, Société Autocars de l'Ile de Beauté, n°392785).

Responsabilité pour faute dans la procédure d'instruction d'une demande d'urbanisme. Des particuliers avaient saisi le TA d'une demande indemnitaire dirigée contre la Commune d'Avesnes-le-sec, où ils avaient fait l'acquisition d'un terrain pour y faire construire une maison d'habitation et dont le maire avait émis un avis favorable avant que le préfet ne leur octroie un permis de construire. Alors qu'un certificat d'urbanisme positif mentionnant que la parcelle était desservie par les réseaux publics avait été délivré antérieurement, les requérants avaient dû réaliser des travaux de raccordement aux réseaux publics. Ils avaient donc demandé l'indemnisation de ce préjudice qu'ils imputaient à des renseignements inexacts sur la desserte des réseaux publics, donnés par le maire au préfet préalablement à la délivrance du certificat d'urbanisme et du permis de construire. Le tribunal administratif avait rejeté leur demande au motif, notamment, que mettant en cause la commune et non l'Etat, elle était mal dirigée. Le CE a jugé qu'une faute commise dans le cadre de la procédure d'instruction d'une demande d'autorisation d'urbanisme n'était susceptible d'engager, à l'égard du pétitionnaire, que la responsabilité de la personne publique qui délivre ou refuse de délivrer l'autorisation sollicitée, (ici, l'Etat) quand bien même la faute entacherait un avis émis par une autre personne au cours de l'instruction de la demande (ici, la commune). Il a donc rejeté la requête transmise par la CAA de Douai sur le fondement de l'article R 351-2 du CJA (CE, 9 novembre 2015, M. et Mme. A, n°380299). 

PRATIQUE

LES VICES DU CONSENTEMENT EN DROIT ADMINISTRATIF

La conclusion des contrats administratifs, comme tout autre contrat, nécessite l'échange des consentements des parties. Seul un consentement authentique c'est-à-dire non vicié peut faire naître des obligations pour une partie. Si la volonté d'une des parties a été viciée, le contrat ne peut pas produire ses effets. Très connue en droit privé (article 1109 du Code civil), la théorie des vices du consentement l'est beaucoup moins en droit public où elle ne connait que peu d'applications. L'encadrement des procédures de passation des contrats publics permet certainement d'éviter que les parties puissent invoquer que leur volonté a été viciée, les cas sont donc extrêmement rares. Le dol, la violence et l'erreur sont néanmoins des vices admis par la jurisprudence administrative. Le dol correspond à une tromperie employée pour induire une personne en erreur afin qu'elle contracte. La jurisprudence  administrative a repris à son compte la théorie du dol (TA Paris, 21 avril 1971, Ville de Paris). Il doit exister une intention de tromper et des manSuvres dolosives de la part de l'autre partie (ou d'un tiers ayant avec lui une relation étroite). La violence constitue une autre cause de possible nullité du contrat. Elle peut être exercée aussi bien par l'autre partie que par un tiers (CE, 19 janvier 1945, Société des aéroplanes G. Voisin, Rec.19). Pour le dol et la contrainte, la partie qui en a été victime dispose d'une action en responsabilité délictuelle c'est-à-dire hors du cadre du contrat. L'erreur est le vice le plus souvent invoqué. Elle correspond à une fausse représentation de la réalité ayant conduit une personne à contracter alors qu'elle ne l'aurait pas fait si elle avait connu la réalité. En particulier, le cas le plus fréquent est celui de l'erreur sur la substance du contrat. Si l'erreur a été déterminante et excusable, la contrat encourt la nullité. Le caractère excusable de l'erreur réduit fortement les cas où le juge accepte l'existence de ce vice. Le juge administratif n'a par exemple jamais admis un tel vice en cas d'erreur sur l'évaluation du prix du marché ou des recettes de la concession. Si l'entreprise n'a pas été diligente, elle ne pourra pas invoquer que son consentement a été vicié. Toutefois, si ces vices du consentement peuvent en théorie être accueillis par le juge administratif, les conséquences qu'il leur donne, depuis l'arrêt d'assemblée « Béziers I » du 28 décembre 2009 (n° 304802), n'est plus celle de la nullité absolue et automatique prévue par le Code civil. On a pu dire que la nullité latente des contrats administratifs affectés d'un vice du consentement avait disparu au profit d'un simple pouvoir d'annulation de ces contrats par le juge, lequel prendra d'abord en compte l'exigence de loyauté des relations contractuelles (sorte de « nemo auditur » administratif) et l'objectif de stabilité des relations contractuelles.

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