Le 5 septembre 2017, la juge Nelson de la Cour supérieure de l'Ontario a ordonné la suspension de toutes les accusations portées contre les accusés dans l'affaire de l'effondrement mortel de la scène de concert de Radiohead au parc Downsview de Toronto, le 16 juin 2012.  Il s'agit du plus récent dossier, en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité au travail, portant sur une série de graves accusations réglementaires et criminelles à l'échelle du Canada, à avoir été suspendu à la suite de l'arrêt Jordan de la Cour suprême du Canada.

Les accusations ont été suspendues en invoquant la violation du droit constitutionnel d'être jugé dans un délai raisonnable en vertu de l'alinéa 11 b) de la Charte canadienne des droits et libertés.

Radiohead, un groupe britannique, devait donner un concert au parc Downsview de Toronto. Quelques heures avant le début du concert, la superstructure de la scène s'est effondrée.  Scott Johnson, un technicien en percussions, est décédé suite à ses blessures.  D'autres personnes ont été gravement blessées.

Le 6 juin 2013, le ministère du Travail a déposé des accusations contre certaines parties en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité au travail, y compris, les sociétés Live Nation Canada Inc. et Optex Staging & Services Inc., ainsi que Domenic Cugliari, l'ingénieur ayant fourni des conseils, des dessins techniques et la certification de la structure.

L'affaire en soi était sérieuse et complexe. Le procès a commencé en novembre 2015 devant le juge Nakatsuru.  Même si une demande relative aux délais avait été faite au cours du procès, elle avait finalement été rejetée par un premier juge de première instance après la publication de la décision Jordan par la Cour suprême du Canada au début de juillet 2016.  Toutefois, le 12 avril 2017, à quelques semaines des plaidoiries finales du procès, le juge Nakatsuru a été nommé à la Cour supérieure de justice de l'Ontario par la Procureure générale du Canada. Aux termes des instructions du ministère fédéral de la Justice de ne pas aller plus loin dans toute affaire, le juge Nakatsuru a conséquemment estimé qu'il n'avait pas compétence pour continuer le procès et a déclaré la nullité du procès.

L'annulation du procès est le résultat de la nomination d'un nouveau juge de première instance, de l'établissement de nouvelles dates d'audience et de la demande que le deuxième juge de première instance tranche l'affaire le 5 septembre 2017.  La juge Nelson a déclaré ce qui suit en résumant sa décision :

[Traduction] « [9] L'arrêt des procédures dans les circonstances d'une violation de l'alinéa 11 b) indique un défaut de la part de l'administration de la justice. Un tel défaut nuit à la réputation de notre système judiciaire. Dans une cause comme celle-ci, ce défaut a également des répercussions négatives importantes sur les parties, les personnes qui ont subi un préjudice en raison de l'effondrement de la scène et plus particulièrement sur la famille de Scott Johnson. Il ne fait aucun doute que cette décision sera incompréhensible pour la famille de M. Johnson qui peut à juste titre se plaindre que justice n'a pas été faite. »1

La politique et la pratique singulières et inexplicables du ministère de la Justice et du gouvernement fédéral de ne pas permettre au juge Nakatsuru de terminer le procès, qui en était à sa phase finale, à la suite de sa nomination à la Cour supérieure de justice de l'Ontario sont révoltantes et incompréhensibles. Elles se retrouvent dans les motifs du jugement de la juge Nelson, au paragraphe 70 :

[Traduction] « [70] Tant Cugliari que Live Nation allèguent que la nomination du juge Nakatsuru ne devrait pas être traitée comme un évènement distinct2, car bien qu'elle n'ait pas été prévue par le procureur de la Couronne dans cette affaire, elle l'était par l'État. En outre, l'État n'a pas pris de mesures raisonnables pour réduire les délais qui en ont découlé. Plus précisément, les avocats insistent sur ce qui suit :

  • Le gouvernement provincial n'a pas adopté de dispositions législatives qui auraient permis au juge Nakatsuru de terminer le procès;
  • Au moment où il a posé sa candidature pour siéger à la Cour supérieure, le juge Nakatsuru savait qu'il assurait la présidence du présent procès et que sa nomination risquait d'en entraîner l'annulation;
  • Le juge Nakatsuru aurait pu retarder sa nomination jusqu'au moment où la présente affaire aurait été terminée;
  • Le gouvernement fédéral aurait dû s'assurer de ne pas nommer le juge Nakatsuru avant que le présent procès soit terminé.3

Même si le procureur de la Couronne a persuadé la juge Nelson que la nomination judiciaire était un évènement distinct exceptionnel, les délais survenus dans cette affaire n'ont toutefois pas été acceptés.  La juge de première instance a conclu que même en accordant trente (30) mois pour terminer ce genre de procès, plutôt que les dix-huit (18) mois présumés, le délai dépassait toujours largement cette période; l'affaire était en effet judiciarisée depuis presque cinq (5) ans. Le tribunal a déclaré ce qui suit, au paragraphe 107 :

[Traduction] « [107] Si ce procès se termine en mai 2018, il aura été dans le système presque cinq ans – plus de trois fois le plafond présumé4 de 18 mois devant cette Cour. Cette affaire était complexe et exigeait plus de temps que d'autres affaires dans le système. Une série d'événements distincts inévitables a ajouté aux défis présentés par la présente affaire. Compte tenu de toutes les circonstances exceptionnelles entrant en jeu, la présente affaire aurait tout de même exigé trop de temps à se terminer. Les droits en vertu de l'alinéa 11 b) de la Charte des deux demandeurs ont été violés. La réparation pour cette violation est la suspension des procédures en vertu de l'alinéa 24 1) de la Charte. »5

Le communiqué de presse de Chris Buckley, président de la Fédération du travail de l'Ontario, énonçait ce qui suit :

[Traduction] « Nous sommes en état de choc et attristés de la décision de suspendre les accusations (...) notre système de justice a laissé tomber la famille de Scott Johnson, le travailleur qui a été tué et les trois travailleurs qui ont été blessés. »6

Le défaut évident de la part des gouvernements tant fédéral que provincial d'avoir une loi envisageant la nomination d'un juge de la Cour de justice de l'Ontario, un juge nommé par la province, « promu » par le gouvernement fédéral à la Cour supérieure de justice, nomination pour laquelle une demande doit être faite, ne se justifie pas plus qu'il ne s'explique ou ne s'excuse.  Les gouvernements ont négligé l'administration de la justice, non seulement en évitant de longs délais comme dans la présente affaire, mais également dans la façon de la mener. Visiblement, aucun politicien n'était prêt à commenter la décision de l'affaire Radiohead, plus particulièrement les procureurs généraux, tant au palier provincial que fédéral, qui ont la responsabilité de s'assurer que l'administration de la justice est effectuée en respectant les valeurs de la Constitution et de la Charte.

Même si les poursuites en matière de santé et sécurité répondent mal aux attentes des victimes et de leurs familles, elles n'en demeurent pas moins un important volet de l'application des lois sur la santé et la sécurité au Canada. Même en tenant compte des circonstances exceptionnelles de la présente affaire, l'absence de décision sur le fond est tout simplement un échec du système de justice.

Footnotes

1 R. v. Live Nation Canada Inc. et al, décision non rapportée rendue le 5 septembre 2017, par. 9.  

2 Selon le terme utilisé dans l'arrêt Jordan

3 Ibid, par. 70.        

4 Selon le terme utilisé dans l'arrêt Jordan

5 Ibid, par. 107.     

Ontario Justice System Failed the Victims of the Deadly Radiohead Stage Collapse, says OFL, communiqué de presse de la Fédération du travail de l'Ontario en date du 6 septembre 2017 (en anglais).

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