Même lorsque les tribunaux n'ont pas juridiction sur le fond, les tribunaux de certaines juridictions néanmoins ont le pouvoir d'ordonner des mesures provisoires ou conservatoires telles que, inter alia, des injonctions interlocutoires, des ordonnances Anton Pillar et des saisies avant jugement. Dans biens des cas, sans ces remèdes, la poursuite ou la réclamation pourrait s'avérer futile, des dommages irréparables avoir lieu, des documents se volatiliser, l'argent et les actifs disparaître.

Au Québec, une cour a cependant décidé que lorsque les parties sont liées par une convention d'arbitrage, les tribunaux étatiques n'avaient pas le pouvoir de rendre de telles ordonnances. Il s'agit de la cause Jefagro Technologies inc. vs Vetagro s.p.a. [2012] QCCS 2945.

Les faits

Une société italienne signe une convention de licence avec une société québécoise permettant à cette dernière de fabriquer et de distribuer des produits sur lesquels la société italienne possède certains droits de propriété intellectuelle. Alléguant que la société italienne avait illégalement annulé la convention de licence après seulement quelques années, la société québécoise a intenté une poursuite au Québec contre la société italienne et un des ex employés de la société québécoise, ce dernier étant lié par une convention de non-concurrence et de non-sollicitation dans le cadre de son contrat d'emploi avec la société québécoise.

La société québécoise a demandé une injonction interlocutoire contre la société italienne visant à obtenir une ordonnance contre la société italienne de respecter sa convention de licence et contre l'ex employé (qui est allé travailler pour la filiale américaine de la société italienne) visant à ce qu'il cesse de violer sa convention de non-concurrence et de non-sollicitation.

Puisque la convention de licence contenait une clause d'arbitrage, la société italienne a argumenté devant la Cour supérieure du Québec que cette dernière n'avait pas juridiction. De plus, que la cour ne pouvait rendre une ordonnance d'injonction interlocutoire, en dépit de l'article 3138 du Code Civil du Québec, en raison de la clause d'arbitrage.

La décision

La cour, écartant l'application de l'article 3138, s'est rangée aux arguments de la société italienne, a décliné juridiction et a rejeté la poursuite de la société québécoise. L'article 3138 du Code Civil du Québec se lit comme suit :

«Art. 3138. L'autorité québécoise peut ordonner des mesures provisoires ou conservatoires, même si elle n'est pas compétente pour connaître du fond du litige. »

Un autre article du Code Civil du Québec - l'article 3148 - stipule ce qui suit :

« Art. 3148. Dans les actions personnelles à caractère patrimonial, les autorités québécoises sont compétentes dans les cas suivants :

1o Le défendeur a son domicile ou sa résidence au Québec;

2o Le défendeur est une personne morale qui n'est pas domiciliée au Québec mais y a un établissement et la contestation est relative à son activité au Québec;

3o Une faute a été commise au Québec, un préjudice y a été subi, un fait dommageable s'y est produit ou l'une des obligations découlant d'un contrat devait y être exécutée;

4o Les parties par convention, leur ont soumis les litiges nés ou à naître entre elles à l'occasion d'un rapport de droit déterminé;

5o Le défendeur a reconnu leur compétence.

Cependant, les autorités québécoises ne sont pas compétentes lorsque les parties ont choisi, par convention, de soumettre les litiges nés ou à naître entre elles, à propos d'un rapport juridique déterminé, à une autorité étrangère ou à un arbitre, à moins que le défendeur n'ait reconnu la compétence des autorités québécoises. »

Le dernier alinéa de cet article, en substance, dit que lorsqu'un autre forum a été choisi par les parties, les tribunaux n'ont pas juridiction dans les actions personnelles à caractère patrimonial.

En lisant les articles 3138 et 3148, l'on pourrait conclure que si une cour a le pouvoir de mettre en place des mesures provisoires ou conservatoires, « même si elle n'est pas compétente pour connaître du fond du litige », elle aurait toujours le pouvoir même si elle est sans compétence en raison de l'existence d'une clause d'arbitrage.

Ces deux articles sont-ils contradictoires? Le juge en décidant que ces articles ne se contredisaient pas, n'a pas créé une nouvelle jurisprudence, il a tout simplement suivi une décision de la Cour suprême du Canada voulant que l'article 3148 ait préséance sur l'article 3139 du Code Civil du Québec. Même s'il était question dans cette affaire de l'article 3138 plutôt que de l'article 3139, le juge a quand même appliqué le raisonnement de la Cour suprême du Canada dans cette décision. Il s'agit de la cause GreCon Dimter vs J.R. Normand Inc. et al. [2005] 2RCS 401.

Les faits sont qu'un exploitant de scierie au Québec achète d'un fournisseur québécois de la machinerie pour son usine. Le fournisseur québécois se tourne vers un fabricant allemand qui fabrique ce genre de machinerie et il lui passe une commande. En raison de retards dans la livraison de la machinerie par le fabricant allemand, l'exploitant de la scierie poursuit son fournisseur québécois qui à son tour appelle en garantie le fabricant allemand. Le contrat entre le fournisseur et le fabricant allemand contient une clause donnant juridiction aux tribunaux allemands, une clause selon laquelle le droit allemand était applicable au contrat.

Le fabricant allemand présenta une requête déclinatoire de juridiction sur la base de la clause d'élection de for dans le contrat. La Cour supérieure du Québec a rejeté cette demande au motif que la réunion d'actions stipulée en l'article 3139 devait avoir préséance sur l'article 3148, alinéa 2, établissant que les autorités québécoises ne sont pas compétentes lorsque les parties ont choisi par convention de soumettre leurs litiges à une autorité étrangère ou à un arbitre. La Cour d'appel du Québec a confirmé cette décision.

La Cour suprême du Canada a cependant fait droit à l'appel du fabricant allemand, concluant que c'était l'inverse, soit que l'article 3148, alinéa 2 avait préséance sur l'article 3139.

L'article 3139 du Code Civil du Québec se lit comme suit :

« Art. 3139. L'autorité québécoise, compétente pour la demande principale, est aussi compétente pour la demande incidente ou reconventionnelle. »

La cour a considéré que le législateur québécois en édictant l'article 3148, alinéa 2 (cité plus haut), a reconnu la primauté de l'autonomie des parties dans des situations où il y a conflit de juridictions, dans le but de promouvoir la prévisibilité et la certitude dans les transactions légales internationales; qu'il s'agit selon elle de l'expression d'une politique législative de respect de l'autonomie des parties. La cour vint à la conclusion qu'il faut interpréter cette disposition de façon large.

Le but de l'article 3139, dit la cour, est primordialement d'assurer l'usage efficace des ressources judiciaires et cette disposition est la conséquence de considérations procédurales domestiques. Elle ajoute qu'en raison du fait que cette disposition fut une exception au principe qu'un tribunal doit juger de sa compétence sur une base de cas par cas, elle devrait être interprétée étroitement. La cour considère que l'article 3139 donne une discrétion au juge qui peut décider de scinder l'action principale de l'action incidente ou reconventionnelle et que le langage utilisé dans cet article confirme ce pouvoir discrétionnaire.

En substance, la cour dit que le choix du forum fait par les parties doit être respecté en dépit de dispositions de nature procédurale. Elle a appliqué le principe de la primauté de l'autonomie des parties.

Il est aussi intéressant de noter que la cour s'est dite en désaccord avec la Cour d'appel du Québec également, quant à l'application de l'article 3135 du Code Civil du Québec lequel codifie la doctrine du forum non conveniens. La Cour d'appel du Québec, afin de concilier l'article 3148, alinéa 2 avec l'article 3139, avait appliqué la doctrine du forum non conveniens. Mais la Cour suprême du Canada s'est dit en désaccord, statuant que l'article 3135 a un caractère supplétif et est applicable seulement lorsque la juridiction du tribunal québécois a d'abord été établie. Ce qui n'était pas le cas en l'instance.

Commentaires

Il ressort de cette jurisprudence que la règle se trouvant en l'article 3138 qu'un tribunal québécois ait le pouvoir d'ordonner des mesures provisoires ou conservatoires même s'il n'a pas compétence sur le fond du litige, constitue une règle de droit valide et applicable lorsque les parties n'ont pas choisi un forum.

Son but est de fournir des remèdes rapides afin de prévenir un dommage ou de préserver le statu quo, pendant que la cause sur le fond chemine devant le tribunal étranger, lorsque les règles de conflits de juridiction ne donnent aucune juridiction aux tribunaux du Québec.

Le but visé permet-il de mettre de côté la volonté des parties qui ont choisi un autre forum? Selon la Cour suprême du Canada, la réponse est, non.

Dans la cause devant la Cour suprême où la question en litige était si oui ou non le tribunal québécois devrait entendre à la fois l'action principale et la demande incidente ou les scinder, c'est surtout selon elle, une question de coût et d'efficacité, puisque deux tribunaux plutôt qu'un vont devoir entendre les réclamations respectives des parties.

Cependant, statuer que lorsqu'il y a arbitrage, aucune mesure provisoire ou conservatoire ne peut être obtenue, les conséquences peuvent être tout à fait désastreuses. En effet, comme il est mentionné plus haut, ne pas être en mesure de s'adresser à un tribunal québécois lorsqu'il y a arbitrage pour obtenir des mesures provisoires ou conservatoires, une partie en litige pourrait subir des dommages irréparables ou être incapable d'exécuter son jugement sur le fond obtenu d'un tribunal étranger ou d'un arbitre.

Autres pays

La France

En France, l'article 1449 du Code de procédure civile traite partiellement de la question. Il se lit comme suit :

« L'existence d'une convention d'arbitrage ne fait pas obstacle, tant que le tribunal arbitral n'est pas constitué, à ce qu'une partie saisisse une juridiction de l'Etat aux fins d'obtenir une mesure d'instruction ou une mesure provisoire ou conservatoire.

Sous réserve des dispositions régissant les saisies conservatoires et les sûretés judiciaires, la demande est portée devant le président du tribunal de grande instance ou de commerce, qui statue sur les mesures d'instruction dans les conditions prévues à l'article 145 et, en cas d'urgence, sur les mesures provisoires ou conservatoires sollicitées par les parties à la convention d'arbitrage. »

Il s'agit d'une disposition entrée en vigueur le 13 janvier 2011, dans le cadre de la réforme du droit de l'arbitrage français qui consacrait une jurisprudence établie.

D'après le texte, les tribunaux étatiques n'ont le pouvoir d'intervenir dans le cadre d'un arbitrage afin d'ordonner des mesures provisoires ou conservatoires, que lorsque le tribunal arbitral n'est pas encore constitué.

Il semblerait par conséquent, que les tribunaux étatiques français sont exclus dès que le tribunal arbitral est constitué.

L'Allemagne

En ce qui concerne l'Allemagne, la disposition pertinente se trouve à l'article 1033 du Code de procédure civile, qui se lit comme suit (simple traduction) :

Une convention d'arbitrage n'empêche pas un tribunal de rendre des ordonnances provisoires ou conservatoires en rapport avec l'objet des procédures d'arbitrage avant ou pendant l'arbitrage si l'une des partis en fait la demande.

Selon ce texte, les tribunaux étatiques allemands ont le pouvoir d'intervenir autant avant la constitution du tribunal arbitral que pendant l'arbitrage afin de rendre des ordonnances provisoires ou conservatoires.

Le Royaume-Uni

Au Royaume-Uni, l'arbitrage est régi par l'Arbitration Act 1996.

Cette loi prévoit en son article 44 que les tribunaux étatiques ont le pouvoir d'intervenir pendant l'arbitrage afin d'ordonner des mesures provisoires ou conservatoires, telles que des ordonnances de type Anton Pillar, la saisie de biens, des injonctions interlocutoires, la nomination d'administrateurs judiciaires, etc. Les parties à l'arbitrage peuvent cependant convenir d'exclure les pouvoirs des tribunaux étatiques prévus dans cet article de la loi.

La loi est applicable à tout arbitrage siégeant au Royaume-Uni.

En somme, à moins de convention contraire, les tribunaux étatiques anglais ont le pouvoir de rendre des ordonnances provisoires ou interlocutoires dans le cadre d'un arbitrage.

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