Il existe plusieurs types de privilèges juridiques. Les privilèges les plus souvent revendiqués sont : (1) le secret professionnel de l'avocat, qui vise les communications échangées entre l'avocat et son client en vue d'obtenir ou de recevoir des conseils juridiques; (2) le privilège relatif au litige, qui s'applique aux documents créés principalement en vue d'un litige. Ces privilèges revêtent une importance fondamentale lorsqu'un litige est envisagé ou est en cours. Toutefois, leur importance est trop souvent exagérée. Dans l'arrêt Alberta c. Suncor Energy Inc.(PDF - disponible en anglais seulement), la Cour d'appel de l'Alberta a rappelé aux employeurs que le simple fait de déclarer qu'une enquête a été ouverte et de revendiquer un privilège « général » sur tous les documents ne suffit pas pour les protéger ceux-ci contre la divulgation.

Les faits

En avril 2014, un employé de Suncor a été mortellement blessé sur un chantier situé près de Fort McMurray. Le même jour, la Commission de la santé et de la sécurité au travail de l'Alberta (Occupational Health and Safety) (l'OHS) a ordonné l'arrêt des travaux. Peu de temps après, comme elle anticipait un procès, Suncor a ouvert une enquête interne sur l'incident. L'Occupational Health and Safety Act de l'Alberta (Loi sur l'OHS) exigeait également la tenue d'une enquête en pareil cas. Des conseillers juridiques ont ordonné à l'équipe chargée de l'enquête de séparer les documents relatifs à l'enquête et d'y apposer la mention [traduction] « privilégiés et confidentiels ».

À compter de mai 2014, l'OHS a fait parvenir à Suncor plusieurs demandes de production de renseignements en vertu de l'article 19 de la Loi sur l'OHS. Suncor a produit des documents qui étaient antérieurs ou contemporains à l'accident, en expliquant que ces documents ne pouvaient avoir été créés en vue d'un litige. Suncor a revendiqué le secret professionnel de l'avocat ou le privilège relatif au litige et a refusé de communiquer des documents créés ou recueillis au cours de son enquête interne et elle a soumis une liste de 1 655 documents répartis en huit catégories sur lesquels elle a revendiqué un privilège.

En février 2016, les avocats de la Couronne ont demandé à la Cour d'ordonner à Suncor de communiquer les documents qu'elle avait jusqu'alors refusés de produire.

Décision du tribunal de première instance

Le juge de première instance a tout d'abord expliqué qu'en théorie, il était possible pour Suncor de démontrer que l'objet principal de son enquête interne était la préparation d'un litige pour bénéficier d'un privilège. Cela était effectivement le cas, malgré le fait que la Loi sur l'OHS obligeait Suncor à mener une enquête.

Le juge a également accepté le témoignage de Suncor selon lequel l'objet principal de l'enquête était la préparation du litige. Toutefois, compte tenu de la quantité de documents en cause, le juge de première instance a conclu qu'il ne pouvait déterminer si chacun des documents était effectivement protégé par le privilège relatif au litige. Il a confié cette appréciation à l'avocat chargé de la gestion de l'instance en lui laissant le soin d'agir comme arbitre et de formuler des recommandations au tribunal.

L'Alberta a interjeté appel de la décision du juge de première instance à la Cour d'appel.

Arrêt de la Cour d'appel

La Cour d'appel a convenu avec le juge de première instance que Suncor pouvait revendiquer un privilège sur les documents recueillis au cours de l'enquête malgré le fait que la Loi sur l'OHS exigeait la tenue de cette enquête.

La Cour s'est toutefois dissociée des autres conclusions du juge de première instance. La Cour d'appel a conclu que la conception du privilège légal retenue par le juge de première instance avait une portée trop vaste. Même si l'objet principal de l'enquête interne dans son ensemble était la préparation du litige, il ne s'ensuivait pas pour autant que chaque document créé ou recueilli au cours de l'enquête bénéficiait aussi par la même occasion de ce privilège.

La Cour a souligné que le simple fait qu'un avocat était intervenu n'était pas [traduction] « automatiquement déterminant ». La raison d'être de la création d'un dossier ne change pas du simple fait que ce document est transmis à un avocat interne ou par son intermédiaire ou parce qu'un avocat interne estime que d'autres documents concernant l'enquête devraient lui être transmis.

La Cour a également statué que le juge de première instance avait commis une erreur en concluant que les documents avaient été correctement décrits dans la liste dressée par Suncor. Suncor avait revendiqué à la fois le secret professionnel de l'avocat et le privilège relatif au litige sur la presque totalité des documents qu'elle avait refusé de produire. Même s'il arrive souvent que des documents soient visés par ces deux types de privilège, Suncor avait l'obligation d'établir de façon distincte quel privilège s'appliquait à chaque document. Pour démontrer le bien-fondé d'une revendication du secret professionnel de l'avocat, Suncor devait décrire les documents de manière à démontrer que l'avocat et son client avaient échangé des communications établissant que le client avait consulté son avocat ou avait reçu des conseils de celui‑ci. Pour démontrer le bien-fondé de sa revendication du privilège relatif au litige, Suncor devait décrire les documents avec suffisamment de détails pour démontrer que l'objet principal de leur création était la préparation du litige. La Cour a également jugé que l'équité exigeait que les deux parties aient l'occasion de faire valoir leur point de vue avant qu'un arbitre se prononce sur les privilèges.

Ce que les employeurs doivent retenir

Cette décision importante rappelle aux employeurs qu'ils doivent bien étayer tout privilège avant d'en revendiquer un. Compte tenu de ce fait, les employeurs devraient tenir compte des principes suivants lorsqu'ils mènent une enquête en milieu de travail :

  • Informer dès le début : Les employés devraient être mis au courant dès que possible de ce que signifie le privilège et des types de documents qui peuvent en faire l'objet. Par exemple, on ne devrait pas tenir pour acquis que le simple fait d'envoyer une copie d'une lettre à un avocat suffit pour qu'un privilège s'applique à ce document.
  • Restreindre le nombre de membres de l'équipe : Lorsqu'une enquête est en cours, l'équipe qui mène l'enquête devrait être aussi restreinte que possible. Une fois que des documents ont été transmis à un grand nombre de personnes, il existe un risque que l'on considère que le privilège dont ces documents font l'objet a fait l'objet d'une renonciation.
  • Faire participer des conseillers juridiques : Si vous avez l'intention de revendiquer un privilège sur les conclusions d'une enquête, une stratégie prudente consiste à faire intervenir des conseillers juridiques externes. Ainsi, un avocat peut vous aider à élaborer des politiques et des pratiques exemplaires pour l'enquête et vous aider à retenir les services d'experts extérieurs ou encore vous conseiller sur les mesures à prendre à l'avenir.

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