Dans le cadre du dépôt de son budget le 20 février 2014, le gouvernement du Québec a annoncé son intention de mettre en Suvre les recommandations émises dans le rapport du Groupe de travail sur la protection des entreprises québécoises (Groupe de travail). Le Groupe de travail recommande de fournir aux sociétés québécoises des outils importants pour leur permettre de se défendre contre les offres publiques d'achat (OPA) hostiles. Si les mesures proposées par le Groupe de travail sont adoptées, le tout en parallèle avec les changements réglementaires proposés par l'Autorité des marchés financiers (AMF) qui sont présentement à l'étude, le résultat pourrait être que les sociétés incorporées au Québec seront plus difficiles à acquérir en vertu d'un régime des OPA pro-société visée sans précédent au Canada. Bien que l'effet escompté de ces nouvelles mesures soit de construire un mur « coupe-feu » contre les prises de contrôle non souhaitées autour des sociétés québécoises, la réalité est que, avant que ces outils ne soient disponibles pour les administrateurs québécois, plusieurs obstacles devront être surmontés. En conséquence, à court terme à tout le moins, les mesures québécoises sont susceptibles de n'avoir en pratique qu'un impact limité.

Le Groupe de travail a été créé suite à des transactions de grande envergure impliquant des sociétés québécoises – l'offre infructueuse de Lowe en 2012 pour l'acquisition de RONA et l'acquisition de Fibrek par Resolute Forest Products plus tôt la même année. Durant la même période, les organismes régissant les valeurs mobilières au Canada, y compris l'AMF, envisageaient des réformes à leurs réglementations portant sur les mesures défensives. L'AMF a proposé un régime selon lequel un conseil d'administration visé aurait des pouvoirs plus étendus afin d'adopter des mesures défensives, y compris des régimes de droits des actionnaires (ou « pilules empoisonnées ») avec une intervention réglementaire limitée. L'AMF a également proposé que le régime des OPA soit structuré afin d'exiger, comme condition irrévocable, un dépôt minimal de plus de 50% des titres en circulation pour les offres visant l'ensemble des titres (pour plus de détails, voir notre bulletin Canadian Companies Will be Harder to Acquire under New Poison Pill Proposals - disponible en anglais seulement).

Les recommandations

Le Groupe de travail a recommandé que le gouvernement du Québec considère l'adoption de la proposition de l'AMF par le biais des modifications législatives requises en matière de valeurs mobilières. Il a également recommandé l'adoption de plusieurs mesures inspirées par les lois corporatives américaines que le gouvernement du Québec a l'intention de favoriser : droits de vote variable et dispositions permettant l'interdiction de certaines opérations pour les sociétés faisant l'objet d'une OPA hostile.

  • Droits de vote. Une société incorporée en vertu des lois québécoises pourrait inclure dans ses statuts des dispositions accordant un droit de vote additionnel lorsque le propriétaire véritable de l'action en est détenteur depuis deux ans ou plus, le tout afin de limiter le pouvoir des actionnaires ayant des intérêts à court terme. De plus, les statuts d'une société pourront prévoir que l'initiateur d'une OPA hostile ne pourra pas exercer son droit de vote pour les actions acquises suivant le lancement de l'OPA jusqu'à ce que les actionnaires désintéressés acceptent de lui redonner ces droits.
     
  • Interdiction des opérations. À moins que la transaction n'ait reçu l'approbation du conseil d'administration visé, une société acquise par le biais d'une OPA ne pourra pas procéder à une vente importante d'actifs pendant une période de 5 ans suivant le changement de contrôle. De plus, l'initiateur pourrait être interdit de conserver les profits réalisés lors de la négociation d'actions de la société acquise avant et après le lancement de l'OPA, et être contraint de remettre ces profits à la société.
     
  • Révocation au conseil d'administration. Dans un contexte où les conseils d'administrations échelonnés (« staggered boards  ») sont déjà autorisés en vertu de la Loi sur les sociétés par actions du Québec, le Groupe de travail a recommandé que l'initiateur dont l'offre n'a pas été approuvée par le conseil d'administration visé ne puisse pas révoquer le mandat en cours d'un administrateur en fonction avant la fin de son terme (pour une durée maximale de trois).

Les mesures de protections ci-dessus tirent leur inspiration des normes américaines contre les prises de contrôle, telles que les dispositions limitant les droits de vote de certains actionnaires (« control share acquisition statutes ») et les dispositions interdisant certaines opérations (« business combination statutes »), qui ont pour la plupart été adoptées dans la majorité des états américains au cours de la période 1985-1991 dans le but de protéger les sociétés incorporées dans un état américain donné1 .  

Le Groupe de travail a également suggéré que le gouvernement du Québec remplace l'actuelle instance juridictionnelle régissant les valeurs mobilières au Québec (le Bureau de décision et de révision) par un tribunal spécialisé en matière de valeurs mobilières composé de juges, le tout afin d'améliorer la perception de qualité des décisions rendues par cette instance juridictionnelle.

Les obstacles

Les mesures québécoises contre les prises de contrôle recommandées visent à protéger les sièges sociaux des sociétés québécoises contre des prises de contrôle non désirées et de favoriser le développement des sièges sociaux au Québec. Cependant, à court terme, ces recommandations ne sont pas susceptibles d'avoir un impact immédiat. Tout d'abord, pour donner effet à la recommandation du Groupe de travail que les conseils d'administration qui font l'objet d'une OPA hostile puissent exercer pleinement leurs devoirs fiduciaires et être en position de déployer des mesures de défenses plus étendues, quelques adaptations du régime réglementaire actuel en matière de valeurs mobilières concernant les tactiques de défenses seront requises, que ce soit via la proposition de l'AMF ou autrement. Or la proposition de l'AMF, tout comme la proposition alternative des autres organismes régissant les valeurs mobilières au Canada concernant les régimes des droits des actionnaires, est toujours à l'étude. Une décision de mettre en Suvre la proposition de l'AMF au Québec seulement aurait un impact significatif – signalant un rejet de tout plan visant à introduire un nouveau régime des OPA harmonisé à travers le Canada.

Par ailleurs, en supposant que les autres recommandations du Groupe de travail soient adoptées dans la législation québécoise, les administrateurs auront besoin de l'approbation des actionnaires par une majorité des deux tiers afin d'incorporer ces changements dans les documents régissant les sociétés existantes. Avec la montée de l'actionnariat institutionnel des sociétés publiques2 , il reste à voir si un soutien suffisant pourra être obtenu afin d'introduire ces mesures de protection contre les prises de contrôle. La vague actuelle d'activisme des actionnaires et la volonté des actionnaires institutionnels de se prononcer ouvertement en faveur de changements stratégiques sur les conseils d'administration donnent à penser que les mesures de protection telles que celles recommandées par le Groupe de travail, y compris le droit de vote variable favorisant les actionnaires à long terme et les mesures anti-OPA favorisant l'enracinement des conseils d'administration, pourraient faire l'objet d'une certaine résistance de la part des actionnaires. L'enracinement des conseils d'administration a constitué l'une des préoccupations majeures des investisseurs activistes, considérant que les actionnaires utilisent de plus en plus leurs votes afin d'influencer les administrateurs et d'apporter leur point de vue sur les stratégies (pour plus de détails, voir notre bulletin Shareholder Activism Will Increasingly Influence M&A Governance Practices - disponible en anglais seulement).

La recommandation spécifique du Groupe de travail visant les conseils d'administration échelonnés, et l'impossibilité pour un initiateur dont l'offre n'a pas reçu l'approbation du conseil de révoquer le mandat en cours d'un administrateur en fonction avant la fin de son terme, ferait en sorte que la société serait inéligible à être cotée sur la Bourse de Toronto. Toutes les sociétés cotées sur la Bourse de Toronto doivent procéder à chaque année à l'élection de tous leurs administrateurs, ce qui exclut la possibilité de procéder par tranche ou par conseils d'administration échelonnés(pour plus de détails, voir notre bulletin TSX Developments on Corporate Governance and Transactions Requiring Securityholder Approval - disponible en anglais seulement).

Finalement, même si les actionnaires supportaient l'adoption de toutes les recommandations du Groupe de travail, la réalité est que seules les sociétés incorporées en vertu de la Loi sur les société par actions du Québec pourraient bénéficier de ces mesures. Tel que reconnu par le Groupe de travail, à court terme, le bassin de sociétés québécoises qui seraient particulièrement susceptibles de faire l'objet d'une OPA non sollicitée, et qui pourraient bénéficier des mesures contre les prises de contrôle, est limité à huit sociétés publiques constituées en vertu de la loi québécoise, sur un total des 50 plus grandes sociétés cotées en bourse ayant leur siège social au Québec. Les autres sociétés sont soit déjà protégées par une structure à deux catégories d'actions favorisant des actionnaires majoritaires ou par des lois spécifiques contre les prises de contrôle étrangères dans certains secteurs clés.

Il reste donc à voir si, à long terme, les recommandations du groupe de travail permettront en pratique aux sociétés québécoises de devenir de plus en plus invulnérables face aux OPA hostiles. Par ailleurs, il reste à voir également si ces recommandations modifieront l'équilibre du pouvoir entre les conseils d'administration visés, les actionnaires visés, et les initiateurs d'OPA hostiles pour les sociétés québécoises.

Footnotes

1 L. Bebchuk et A. Ferrell, On Takeover Law and Regulatory Competition, Discussion Paper No. 363, 05/2002, Harvard Law School.

2 Voir CSA Consultation Paper 54-401 Review of the Proxy Voting Infrastructure, August 15, 2013, à la section 1.2.

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